Tru Thoughts : Le laboratoire du jazz sans frontières

2 juin 2025

Brighton, côte sud anglaise, la mer qui bat les pavés, et dans l’air… une énergie irrésistible. C’est là, au cœur des années 90, que jaillit une idée folle : raconter le jazz à sa façon, loin des dogmes, en l’ouvrant à tous les horizons. Tru Thoughts, le label indépendant fondé en 1999 par Robert Luis (et bientôt rejoint par Paul Jonas), n’est pas né d’un business plan calculé mais d’une fièvre : celle de propulser la musique qui bouscule les genres, relie les gens et abolit les frontières.

Aujourd’hui, Tru Thoughts s’est fait un nom dans l’univers foisonnant du jazz métissé, dépassant largement les cercles des puristes. De nouvelles générations de diggers, festivals et médias (The Guardian, BBC 6 Music, Jazzwise…) citent la maison de Brighton comme le symbole d’une modernité irrésistible. Mais qu’a-t-elle de si particulier ? Pourquoi, entre groove cosmique, sons d’Afrique, beats électroniques et effluves de soul, ce label revient-il toujours dans les playlists où le jazz s’invente chaque jour ?

En un mot : l’éclectisme. Dès ses premières sorties, Tru Thoughts n’affiche aucune orthodoxie. Ici, le jazz est un carrefour, pas une impasse. La couleur de la maison, c’est celle de la collision : soul qui flirte avec le hip-hop, broken beat londonien, sonorités caribéennes et instruments du monde se télescopent pour composer un patchwork envoûtant.

  • L’exemple emblématique : Quantic (Will Holland). Producteur, digger, guitariste, Quantic débute chez Tru Thoughts en 2000. Il pose d’emblée les bases de l’ADN du label : chez lui, le jazz infuse la cumbia colombienne (The Quantic Soul Orchestra, Quantic Presenta Flowering Inferno), s’épice de highlife ghanéenne ou s’acoquine au broken beat de Londres. Sa discographie sur Tru Thoughts (plus de 10 albums au compteur) a attiré l’attention mondiale, ouvrant le jazz anglais aux soleils tropicaux (voir Resident Advisor, 2017).
  • Hot 8 Brass Band, venus de la Nouvelle-Orléans, rappellent que le jazz est aussi une fête populaire. Leur signature chez Tru Thoughts, en 2013, propulse la scène du « second line » sur les scènes européennes.
  • Flowdan, Werkha, et l’influence du grime sur le jazz : à la croisée du grime, du broken beat et de l’électro jazzy, des artistes comme Werkha (album « The Rigour ») apportent une tension urbaine nouvelle. Ce sont ces chocs qui font vibrer la marque Tru Thoughts, loin des écoles figées.

Ce goût du mélange, ce sont souvent les invitations faites aux musiciens indépendants, DJ, vocalistes du monde entier, captés par l’énergie du label lors des mythiques soirées « Tru Thoughts Live » lancées à Brighton puis exportées à Londres et en Europe.

Tru Thoughts n’est pas qu’un repaire à concepts. C’est une fabrique d’albums qui marquent l’histoire récente du jazz métissé britannique et international. En voici quelques-uns :

  1. Quantic – « Apricot Morning » (2002) : cocktail explosif de funk, jazz 70’s, sonorités latines. Le single « Brand New Watusi » fait le tour des radios indés et jet set la coloration « south american jazz-funk » chez les jeunes aficionados européens. (Pitchfork, 2002)
  2. Hidden Orchestra – « Night Walks » (2010) : projet d’orchestre invisible monté par Joe Acheson à Edimbourg, où s’entrelacent textures électroniques, samples organiques et vrais musiciens de jazz d’Europe de l’Est. Une expérience immersive entre Cinematic Orchestra, Massive Attack et l’école jazz scandinave. Album maintes fois synchronisé dans le cinéma et la pub.
  3. Matthew Halsall – « Sending My Love » (2008) : aujourd’hui étoile du jazz spirituel chez Gondwana Records, Halsall sort ses deux premiers LPs via Tru Thoughts et impose un jazz aéré, lumineux, avec des pointes de soul et d’électronique. C’est Tru Thoughts qui l’a révélé. (The Guardian, 2017)
  4. The Bamboos – « Step It Up » (2006) : soul funk australienne façon Booker T & the MG’s, décollage immédiat vers les radios du monde entier (plus de 3 millions de streams cumulés sur la série des albums chez Tru Thoughts au début des années 2010).
  5. Moonchild, Alice Russell, Zed Bias : respectivement, figure du nouveau Neo Soul jazz californien (Moonchild, « Voyager »), diva blanche à l’énergie gospel (Alice Russell), pionnier du garage UK évoluant entre jazz et bass music (Zed Bias). Tous illustrent le goût de Tru Thoughts pour les voix singulières et les instrumentations aventureuses.

Ce qui frappe chez Tru Thoughts, c’est sa capacité précoce à jouer un rôle de trait d’union entre scènes. Avant même l’éclosion de la vague actuelle « London jazz renaissance » (Nubya Garcia, Shabaka Hutchings, Sons of Kemet…) que documente la presse depuis 2016, le label avait déjà décloisonné les styles en connectant Londres à l’Amérique du Sud, au Maghreb, à la world et aux clubs d’Europe de l’Est. (Jazzwise, 2019)

  • Un label qui a révélé bon nombre d’artistes devenus incontournables. Tru Thoughts fait partie du top 6 des labels indépendants au Royaume-Uni dans le secteur jazz/électronica/neo soul, avec plus de 500 références à son catalogue (Music Week, 2021).
  • Spotify et la scène mondiale : En 2023, le catalogue Tru Thoughts dépassait les 300 millions de streams cumulés (Spotify for Labels, 2024).
  • Prix et récompenses : Le label a reçu le titre de « Best Label » aux Worldwide Awards de Gilles Peterson en 2005, et ses artistes figurent régulièrement sur les listes de Pitchfork, Mojo, Jazz FM. (Voir Data Transmission, 2018)

Mais la vraie influence de Tru Thoughts se joue ailleurs : dans sa propension à inspirer la génération Soundcloud/Bandcamp, qui voit dans Brighton un foyer cosmopolite où échanger, sampler, hybrider. De nombreux producteurs actuels citent les premières mixtapes Quantic ou Alice Russell comme révélatrices d’un « new jazz » décomplexé.

Au-delà des genres, il y a un son Tru Thoughts. Une préférence pour l’organique chauffé à l’électro, la basse ronde, les percussions en avant, un goût du vintage – breaks à la Blue Note 60’s réinventés, ride cymbals scintillants, mais aussi machines et samples bruts. Même l’artwork (signé par des graphistes maison) impose une identité visuelle où la couleur, les formes abstraites, les clins d’œil rétro-futuristes participent à la magie.

  • Focus sur « transe groove » : chez Hidden Orchestra ou Anchorsong, la répétition prend des allures de transe, héritée de l’ambient et du minimalisme électro, mais toujours chatouillée par des sections de cuivres ou des envolées modales.
  • Le choix du live et de l’acoustique : bon nombre de sorties sont composées ou retravaillées sur scène, l’improvisation demeure centrale. Les disques “live” (Alice Russell at Maida Vale, Hot 8 Brass Band aux Vieilles Charrues) sont monnaie courante.

C’est cette texture hybride, sophistiquée, mais jamais élitiste, qui séduit les DJs explorateurs (Gilles Peterson, Laurent Garnier, Mr Scruff…) et permet aux morceaux Tru Thoughts d’être aussi bien chez Radio Nova qu’en bande-son des séries Netflix (« The Quantic Soul Orchestra – Pushin’ On », Better Call Saul, 2016).

À l’heure des majors toutes-puissantes et du streaming hégémonique, Tru Thoughts continue de jouer la carte de l’indépendance. L’équipe dirigeante reste basée à Brighton, fait le pari du « fair trade music » avec un deal équitable pour les artistes, et investit les festivals indépendants (Glastonbury, Shambala, We Out Here…). Il y a une culture du dialogue, de la promotion faite main, et du soutien long terme : certains artistes ont plus de 15 ans de collaboration avec le label.

Cet ancrage éthique séduit nombre de jeunes musiciens et beatmakers désireux d’échapper au formatage. Et c’est aussi ce qui a permis à la famille Tru Thoughts d’être l’un des rares labels britanniques à survivre à l’effondrement du marché physique puis à la révolution du streaming, en maintenant son identité et son exigence artistique.

  • Initiatives communautaires : le label participe à des compilations caritatives (« Tru Thoughts Covers » pour Amnesty International, 2017) et collabore avec des structures éducatives (Brighton Dome, BIMM Institute). (Brighton Source, 2018)

Tru Thoughts, ce n’est pas seulement une page déjà écrite dans l’histoire du jazz hybride — c’est une promesse perpétuelle de découvertes. En 2024, alors que la nu-jazz british explose mondialement et que des artistes comme Emma-Jean Thackray, Joe Armon-Jones ou Yussef Dayes citent la compilation Shapes (collection annuelle du label) comme source d’inspiration, la marque rayonne comme un laboratoire toujours ouvert.

Le chemin de Tru Thoughts rappelle que le jazz le plus vivant est celui qui n’a pas peur d’oser, d’accueillir, de varier les pulsations et les timbres. Du groove africain à l’écho lointain de l’Amazonie, du broken beat UK à la soul vibrante des clubs, le métissage ici n’est pas un effet de mode : il est l’ADN même d’une aventure musicale partagée.