Au creux du groove : comment Gearbox Records redessine les frontières du jazz britannique

21 juin 2025

Il y a, dans les murs de King’s Cross, une énergie étrange et familière. Chez Gearbox Records, le temps semble se plier aux lois de la musique, l’analogique et le moderne dansant la même valse ensorcelante. Fondé à Londres en 2009 par Darrel Sheinman, le label n’a jamais cherché à coller à la tendance ; il la devance d’un pas chaloupé, préférant la recherche du son juste à la chasse aux likes.

Pour comprendre la portée de Gearbox sur la scène jazz UK, il faut saisir ce qui singularise sa démarche : une exigence quasi-obsessionnelle pour l’enregistrement analogique, la restauration de bandes oubliées et la volonté affichée de dénicher les voix nouvelles là où personne n’écoute. Là-bas, on produit à la fois des albums contemporains et des perles perdues, on célèbre les nuits moites de Ronnie Scott’s tout autant que l’audace de jeunes poètes du London jazz boom. Gearbox n’est ni un antiquaire ni un simple incubateur : c’est un trait d’union, viscéral, entre l’héritage et la transgression.

Première particularité : ici, le vinyle n’est pas un effet de mode mais une philosophie. Le studio maison, entièrement analogique, n’a rien cédé au confort du tout-numérique.  « We love tape! », clame-t-on, et cela s’entend. Le résultat : des albums chauds, organiques, où la patine des basses et la respiration de la batterie vous murmurent à l’oreille qu’il y a du vivant là-dedans.

  • Le son Gearbox : tout est masterisé dans les locaux, de la bande à la matrice vinyle, en circuit court. En 2021, le label a investi dans une nouvelle découpeuse Neumann VMS70, renforçant sa capacité à produire des vinyles haut de gamme (Gearbox Records).
  • Restauration et patrimoine : la série de sorties « Gearbox Archive Series » ressuscite aussi de précieux live inédits (donc Thelonious Monk, Dexter Gordon, Tubby Hayes…), exhumant les voix de l’âge d’or du jazz UK et US. Cette exigence patrimoniale inspire d’autres labels londoniens indépendants à soigner leur offre vinyle (cf. l’essor des productions Jazz Re:freshed ou Edition Records The Wire).

Au fil des années 2010, tandis que Londres s’embrase dans le « new jazz », Gearbox joue le rôle de sismographe. Ce sont eux qui publient en 2017 « Black Focus » de Yussef Kamaal : une B.O. de l’effervescence urbaine londonienne, disque séminal mêlant jazz, broken beat et sons de clubs. Gearbox n’a pas seulement flairé le talent ; ils ont su capter l’électricité d’une génération, offrir une caisse de résonance aux voix hybrides.

  • Yussef Kamaal – Black Focus (2016) : Tirage vinyle en rupture dès la sortie. L’album propulse le jazz UK dans les playlists jeunes, initiant une nouvelle vague d’auditeurs (plus de 10 millions de streams sur Spotify à mi-2023, données Spotify).
  • Theon Cross, Binker Golding, Sarathy Korwar… : tous ont trouvé refuge chez Gearbox à un moment ou un autre, bénéficiant du label pour imprimer sur sillon leur vision du jazz contemporain. Pour beaucoup de ces musiciens, la signature Gearbox équivaut à un saut dans la cour des grands, avec un son et un objet (le disque) qui circulent dans les meilleures bacs de Londres à New York (voir Pitchfork).

Si la scène nouvelle du jazz londonien passionne, c’est parce qu’elle s’entête à plonger tête la première dans les métissages. Gearbox l’a très vite compris, prêtant main forte à des chevauchées électro, funk ou même dub. Un fil rouge : la conviction que le jazz n’est pas une réserve naturelle, mais une manière de penser, de dialoguer.

  • Emma-Jean Thackray, Dwight Trible, Kit Downes… : la diversité des albums Gearbox reflète celle de la scène. Emma-Jean Thackray, par exemple, transpose le big band dans l’ère de l’afro-futurisme. Dwight Trible, crooner spirituel de Los Angeles, dialogue avec la crème des rythmiques britanniques.
  • Diversité et accessibilité : selon une étude du BPI, le public “jazz” au Royaume-Uni s’est rajeuni : en 2019, près de 43 % des consommateurs de jazz UK avaient moins de 30 ans (BPI). L’ouverture stylistique portée par des labels comme Gearbox y est pour beaucoup.

Ce qui fait la force de Gearbox aujourd’hui, c’est ce refus de trancher entre l’artisanat scrupuleux et la prise de risque artistique. Le label s’éloigne aussi des modèles économiques traditionnels : distribution mondiale, mais contrôle du processus de bout en bout, montage de sessions « live to disc » (sans passer par le numérique), et collaborations avec artistes, labels ou magasins de disques du monde entier.

  • Live Sessions : La tradition du « direct to disc » permet d’enregistrer en une prise, sur bande, directement gravée sur la matrice vinyle. Une pratique rare, devenue marque de fabrique Gearbox, apportant tension, immédiateté et pureté sonore (Music Business Worldwide).
  • Rayonnement international : Les disques Gearbox s’exportent fort bien : environ 50 % des ventes se font hors UK (Gearbox Records, 2022), et le label multiplie les collaborations, notamment avec des artistes japonais ou américains, tel Abdullah Sami ou Chihei Hatakeyama.

S’y retrouver dans la nébuleuse du jazz UK contemporain serait presque impossible sans des phares comme Gearbox. Leurs choix artistiques, faits d’instinct, d’érudition et d’une intransigeance sonore rare, ont non seulement documenté l’évolution d’une scène, mais l’ont amplifiée, aiguillée, parfois même provoquée.

  • Transmissions générationnelles : Le label connecte les légendes passées (Joe Harriott, Don Cherry, Michael Garrick) et l’avant-garde émergente. Il valorise la multiplicité des voix, la porosité des genres : un modèle qui inspire aujourd’hui d’autres labels indépendants à soutenir davantage les prises de risques.
  • Écosystème local : En multipliant les échanges (magasins, salles, festivals), Gearbox dynamise la vie du vinyle et du club, nourrissant par capillarité toute la scène jazz de Londres et d’ailleurs.
  • Représentation internationale : Présents sur les foires majeures (Jazzahead!, Winter Jazzfest…), les disques Gearbox s’imposent désormais dans les listes des meilleurs albums de jazz contemporain, preuve que la scène UK compte bien plus qu’un courant de mode. (cf. sélections Rough Trade, The Guardian)

L’influence de Gearbox Records ne tient pas seulement à son catalogue ou à son flair. Le label a modelé, de façon artisanale et collective, une certaine idée du jazz : un art du passage, du mouvement, un refus de céder à la nostalgie facile. À force de tirer des fils entre scènes, époques et horizons, Gearbox a replacé la curiosité et l’authenticité au cœur du jeu.

À une époque où la musique peut sembler dématérialisée, où le streaming chasse le disque comme la brume chasse l’aube sur la Tamise, Gearbox rappelle, à chaque galette de vinyle, à chaque pari artistique, que le jazz UK est d’abord une histoire d’irréductibles, de passeurs, de rêveurs — et de labels prêts à tout miser sur le son et sur l’humain.

La scène jazz britannique, dans toutes ses dérives et mutations récentes, doit à Gearbox Records son souffle le plus vibrant et son penchant pour l’aventure.