Révolutionner le jazz : Sons of Kemet, la voix d’un héritage en mouvement

8 mai 2025

Pour comprendre Sons of Kemet, il faut d’abord raconter ce qui nourrit leur musique : Londres. Cette ville, gigantesque métropole cosmopolite, est à la croisée des musiques, des cultures et des identités. Dans ce vivier culturel, Shabaka Hutchings (également membre des projets The Comet Is Coming et Shabaka and The Ancestors) a puisé quelque chose de profondément hybride. Formé en 2011, Sons of Kemet propose une configuration instrumentale atypique : un saxophone ténor, une tuba (le brillant Theon Cross) et deux batteries. Une alchimie qui, dès le départ, fait écho aux musiques ancestrales, où les percussions et les mélodies se répondent dans un dialogue organique.

L’idée de fusionner les héritages culturels réside au cœur même de leur démarche. Si leurs racines plongent dans l’Afrique noire, le jazz caribéen et les traditions caribéennes (Shabaka est né à Londres mais a grandi à la Barbade), leur musique s’ouvre aussi aux sonorités contemporaines. Des rythmes afrobeat aux échos de grime londonien, chaque note raconte une histoire. Ainsi, chaque album devient un terrain d’expérimentation, où cohabitent à la fois la mémoire et l’improvisation.

Le jazz a toujours flirté avec la politique. De l’Amérique ségrégationniste de Billie Holiday chantant Strange Fruit jusqu’aux revendications panafricanistes d’Art Blakey, cette musique porte intrinsèquement en elle le cri d’une lutte. Avec Sons of Kemet, la dimension politique atteint une intensité rare, presque viscérale. Le groupe s’inscrit pleinement dans une logique d’art revendicatif, questionnant autant l’héritage du colonialisme que les identités diasporiques.

Prenons leur album "Your Queen Is a Reptile" (2018), une véritable déclaration politique. Chaque morceau est dédié à une figure féminine noire qui a marqué l'histoire par son courage ou sa lutte pour les droits. Parmi elles, Harriet Tubman (abolitionniste américaine) ou encore Yaa Asantewaa (reine ashanti du Ghana). Mais au-delà des figures, le titre même de l’album attaque de front la figure de la monarchie britannique, posant un regard à la fois critique et mordant sur sa portée symbolique dans l’histoire coloniale. Pour Hutchings, la musique est un lieu de résistance, une manière de créer un contre-discours.

Si l’engagement politique de Sons of Kemet est évident dans leurs paroles et titres, il se reflète tout autant dans leur musique. Dès les premières secondes d’un morceau du collectif, une force vitale s’impose. Cette puissance, presque magnétique, trouve en partie sa source dans l’élément rythmique : deux batteurs. Tom Skinner et Eddie Hick, tout en synchronisation et en complémentarité, insufflent une énergie brute et circulaire qui évoque les transes des cérémonies tribales. Ajoutez à cela le souffle profond de la tuba de Theon Cross, qui remplace la basse traditionnelle, et vous obtenez une véritable colonne vertébrale sonore.

Cette "tribalité" n’est pas qu’un effet musical ; elle est au cœur de leur esthétique. Sons of Kemet plonge dans les racines des musiques africaines, mais en revisite les codes avec une modernité affirmée. Le saxophone de Hutchings, tantôt mélodique, tantôt agressif, oscille entre spiritualité et chaos. Les riffs hypnotiques et les improvisations frénétiques ne laissent personne indifférent, et traduisent une quête : reconnecter une musique mondiale avec ses origines ancestrales tout en l’ancrant fermement dans le présent.

Chaque œuvre de Sons of Kemet est un manifeste, une manière de redéfinir ce que le jazz peut être. Avant Your Queen Is a Reptile, le groupe avait déjà frappé fort avec "Burn" (2013) et "Lest We Forget What We Came Here To Do" (2015). Ces premiers albums esquissaient un paysage sonore unique, mêlant mélancolie et colère avec une intensité presque cinématographique. Puis, en 2021, "Black to the Future" a poussé le curseur encore plus loin.

Dans cet album, le titre en lui-même dévoile son programme : interroger tout à la fois l’histoire des peuples africains, les luttes actuelles et les utopies à construire. Des figures du spoken word telles que Moor Mother ou Kojey Radical viennent poser leurs voix sur des compositions toujours intenses, amplifiant encore le message. Ici, le jazz devient réellement une arme émotive et physique, traduisant des questions complexes en un langage universel : celui du rythme et de l’émotion brute.

La contribution de Sons of Kemet dépasse largement le cadre musical. En réinterprétant le jazz à l’aune des préoccupations contemporaines et des mutations culturelles, le groupe a réussi à inspirer une génération entière d'artistes venus des quatre coins du globe. Son influence se ressent particulièrement dans la scène londonienne actuelle avec des artistes comme Moses Boyd, Nubya Garcia ou Ezra Collective, mais aussi bien au-delà, jusque dans les sphères du hip-hop, de l’électro, et même de la pop.

Ils démontrent une chose essentielle : le jazz est une musique vivante, toujours prête à évoluer et à refléter la réalité de ceux qui le portent. En redonnant au jazz une dimension sociale et politique forte, tout en l’ouvrant à des explorations stylistiques infinies, Sons of Kemet invite à penser autrement : sur nos racines, nos luttes mais aussi sur l’avenir, individuellement et collectivement.

Avec Sons of Kemet, le jazz sort des clubs feutrés pour exploser dans la rue, faire entendre sa voix dans les manifestations et vibrer sur des scènes enfiévrées. Ils incarnent une idée à la fois simple et essentielle : la musique est un espace de dialogue, de libération et de transformation. Alors, la prochaine fois que vous recherchez un souffle nouveau, mettez un disque de Sons of Kemet. Écoutez leurs rythmes, plongez dans leur monde, et laissez-vous entraîner par cette pulsation tribale, presque chamanique, qui fait résonner à la fois le passé et l’avenir.