International Anthem : l’atelier aux frontières mouvantes du jazz

30 mai 2025

Les grandes révolutions du jazz ont souvent commencé sur les trottoirs cabossés d’une ville. Pour le jazz expérimental du XXI siècle, ce point de bascule porte un nom qui claque comme une profession de foi : International Anthem Recording Co. Fondé à Chicago en 2014, ce label a injecté une dose de poésie et d’insoumission là où certains pensaient que tout avait été dit. Dans la cité des vents, l’expérimentation n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Là-bas, la tradition du Great Black Music de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) coule dans les veines des souterrains, et la marginalité est créatrice.

International Anthem n’est pas arrivé dans le vide, il est né d’un terreau riche : le free jazz de Sun Ra, l’engagement de Fred Anderson, les griots modernes que sont Kahil El’Zabar ou Nicole Mitchell. Mais le label a décidé de tourner les projecteurs vers quelque chose de plus diffus, moins docile, farouchement ouvert sur le monde. Une révolution douce, portée par des visages souvent jeunes, issus de l’underground ou de marges insoupçonnées.

En dix ans à peine, International Anthem est devenu une adresse incontournable, citée dans The Guardian comme « l’un des labels qui changent la face du jazz contemporain ». Son mantra : « Recording Company for Present Time Music ». Tout un programme.

Ce qui frappe d’abord, c’est l’identité visuelle et sonore du label. Sur chaque vinyle, le graphisme évite le pastiche rétro, il invite à la rêverie, à l’abstraction poétique. Les pochettes de Makaya McCraven par exemple dressent un pont entre futurisme et spiritualité, un écho à leur contenu sonore : un jazz poreux, élastique, rêveur.

À l’écoute, chaque sortie International Anthem sonne comme un manifeste. Le jazz, ici, n’est ni formule nostalgique ni fuit dans la technicité. C’est un carrefour, on y croise des beats hip-hop, de la soul brumeuse, des échos du free, des racines africaines et des plages cinématographiques. Le webzine Pitchfork parle d’une « diaspora sonore », où les frontières s’effacent entre scène locale et globalisation.

  • Production participative : le label valorise le collectif. Chaque disque est pensé comme une communauté éphémère, où la technique répond à l’intuition.
  • Mise en avant de voix atypiques : le spoken word de Angel Bat Dawid, la contrebasse turbulente de Damon Locks.
  • Prises de son organiques : la majorité des albums sont captés « live », dans le souffle, pour préserver la vibration spontanée.

Monter International Anthem, c’est croire au jazz comme laboratoire d’inventions, selon les mots du co-fondateur Scottie McNiece : « Nous voulons que chaque album ressemble à une déclaration d’indépendance. » [source Bandcamp]

Difficile de citer International Anthem sans évoquer Makaya McCraven — batteur, producteur, sculpteur du rythme. Avec In the Moment (2015), il retourne le concept d’album : tout est enregistré en concert, puis découpé, monté, remixé en studio. Un geste qui rappelle autant le jazz que le hip-hop ou la culture des beatmakers.

  • Universal Beings (2018) : 4 villes, 4 groupes, explosion de textures. L’album figure dans les meilleures ventes jazz sur Bandcamp deux années de suite et arrive dans le top 10 des classements jazz internationaux (AllMusic, The Guardian).
  • Jeff Parker : avec Suite for Max Brown (2020), il mêle guitare indie et samples personnels. L’album est salué par Rolling Stone pour sa capacité à faire dialoguer post-rock, jazz, et mémoire familiale.
  • Angel Bat Dawid : clarinettiste et prêtresse du spoken word, elle signe The Oracle (2019) en quasi-solo, du salon de sa mère jusqu’aux clubs de Chicago. Un disque brut, spirituel, à la frontière du free et de l’incantation politique. « Sa musique est celle d’une communauté qui se réinvente », note Jazzwise.

La force du label ? Ses artistes se reconnaissent par leur différence, jamais par une signature formatée ou une production calibrée pour la playlist.

Contrairement à l’image parfois élitiste du jazz expérimental, International Anthem fait voler en éclats l’hermétisme. Sa liste d’artistes ressemble à une cartographie mouvante de la planète groove : les Londoniens de Irreversible Entanglements, la trompettiste Jaimie Branch (disparue trop tôt en 2023), le tromboniste Ben LaMar Gay ou le duo survolté Anteloper.

  • Une approche communautaire : Les musiciens quittent volontiers leur zone de confort. Ben LaMar Gay n’hésite pas à convier des poètes, percussionnistes brésiliens ou rappeurs locaux.
  • Des thèmes politiques et métaphysiques : Le jazz n’est pas seulement expérimental sur la forme, il l’est aussi sur le fond. Chaque disque interroge l’époque : racines africaines, spiritualité afro-futuriste, luttes sociales (voir Who Sent You? d’Irreversible Entanglements, 2020).
  • Collaboration internationale : Sur Anteloper, Jaimie Branch (Chicago) collabore avec Jason Nazary (New York) pour conjuguer jazz, punk, électronique et improvisation radicale.

International Anthem n’est pas qu’un label de Chicago, c’est un agrégateur de mondes, interrogeant la notion même d’américanité du jazz.

Ce qui distingue aussi International Anthem, c’est une philosophie artisanale à l’ère de la data et du streaming. Ici, pas d’algorithmes affamés ni de stratégies vidéos virales à la chaîne. Chaque vinyle est pensé comme une œuvre totale : packaging soigné, édition limitée, inserts illustrés, parfois même des fanzines accrochés à la pochette.

Le label privilégie les circuits courts (diffusion en direct, partenariat avec les disquaires indépendants, collaborations avec Bandcamp). C’est un pied de nez à l’industrie, mais aussi un acte militant. Lors de la pandémie de 2020, International Anthem reverse une large part de ses recettes numériques aux artistes (source : The New York Times). Leurs disques s’échangent sur Discogs à des tarifs qui grimpent souvent très haut, témoignage de cette rareté soignée.

Leur audience ? Ultra-connectée, jeune (près de 40 % de moins de 35 ans selon Bandcamp), avide de découvertes, fidèle aux réseaux sociaux. Mais surtout, prête à tendre l’oreille à des musiques qui abolissent les catégories.

Loué par la presse (The Wire, NPR, Les Inrockuptibles, Downbeat), International Anthem reçoit un accueil rare pour un label aussi jeune. Plusieurs albums sont cités comme références dans les listes « Best Jazz of the Decade » de Pitchfork, NPR et The Guardian. De 2018 à 2023, au moins trois albums du label figurent chaque année dans les classements finaux du Jazz Journalists Association Awards.

  • Universal Beings de Makaya McCraven : nommé aux Jazz FM Awards, disque d’or sur Bandcamp.
  • Who Sent You? d’Irreversible Entanglements : « Album le plus subversif de 2020 » d’après Jazzwise Magazine.
  • Les concerts itinérants « International Anthem Nights » attirent des foules à Londres, Berlin, Tokyo. Plusieurs éditions affichent complet en moins de 24 heures (source : Resident Advisor).

Le succès du label commence à inspirer bien au-delà du jazz. Côté rap expérimental, des artistes comme Slauson Malone ou Alfa Mist citent régulièrement International Anthem comme influence. Même la pop de Sufjan Stevens a croisé la route du label via son album avec Timo Andres.

International Anthem, ce n’est pas qu’une histoire de tubes ni même de « troisième voie » entre jazz-mainstream et avant-garde savante. C’est un art de la fraternité, un bouillonnement de possibles. Un laboratoire où naissent des alliances, des accidents heureux, des voix dont on n’avait même pas rêvé la rencontre.

Le plus impressionnant ? Ce n’est que le début. Dans un monde saturé de copies, International Anthem continue de cultiver l’inouï, d’ouvrir des brèches, d’inviter chacun à questionner son écoute. En filigrane, la conviction que le jazz n’est pas un genre figé, mais un territoire en expansion perpétuelle. À travers chaque disque, c’est la promesse d’une nouvelle alliance, d’une nouvelle narration, d’un nouvel horizon.

À qui s’adresse International Anthem ? À tous ceux qui croient que la musique peut encore inventer des mondes. À celles et ceux qui aiment le souffle, la surprise, la déflagration. Bref, à tous les amoureux de l’inattendu.