L’écho vif de l’Europe : comment ACT Music façonne le jazz du XXIe siècle

14 juin 2025

Le logo bleu profond et les trois lettres – A.C.T. – sont devenus une balise. Pour beaucoup de mélomanes, ACT Music incarne ce souffle européen, impertinent et contrasté, porté haut depuis ses débuts au creux des années 90. Né à Munich en 1992 sous l’impulsion de Siggi Loch, l’ex-directeur de Warner en Allemagne, le label n’a eu de cesse de défier homogénéité et frilosité éditoriale. On est alors dans une époque où la scène jazz européenne cherche à se démarquer, souvent dans l’ombre du modèle américain.

Quand la première signature maison, Viktoria Tolstoy, étonne avec son disque éponyme et ses accents scandinaves, elle trace déjà la ligne ACT : cosmopolite et sans œillères. Loch, collectionneur compulsif et détecteur de talents, n’a jamais cherché à singer New York ou Chicago : il capte l’éclat brut du continent, l’énergie nerveuse de Berlin, l’onirisme suédois, la fougue tchèque, l’exubérance espagnole ou portugaise… Dès ses premières années, ACT publie les Esbjörn Svensson Trio, Nils Landgren, Nguyên Lê, Ulf Wakenius ou Lars Danielsson, bâtissant en peu de temps un socle qui pèse aujourd’hui plus de 500 références (ACT Music).

Qu’est-ce qui distingue réellement ACT de tant d’autres labels européens ? Un état d’esprit sans filet et résolument pluriel. Jazz, musiques du monde, musique contemporaine ou pop abstraite : ici, la distance entre tradition et expérimentation s’efface. Siggi Loch le défend depuis toujours : « Un label n’est pas là pour vendre un style, mais une identité sonore et créative » (interview donnée à Jazz Magazine).

  • L’improvisation comme manifeste : Les artistes ACT n’utilisent pas seulement le jazz comme langage, ils le parlent dans tous les dialectes possibles. C’est ainsi qu’on retrouve dans le catalogue la patte du violoncelliste Vincent Peirani, les grooves électroniques de Bugge Wesseltoft ou encore les folklores revisités de Youn Sun Nah.
  • Mise en lumière de la diversité : Rien qu’en 2022, ACT compte plus de 15 nationalités différentes représentées sur ses sorties majeures, du batteur norvégien Gard Nilssen à la chanteuse coréenne Song Yi Jeon.
  • Recherche de timbres inédits : On se souvient de l’album remarqué « E.S.T. Symphony », qui réorchestre le pianisme cosmique d’Esbjörn Svensson à l’échelle d’un orchestre symphonique, ou du saisissant « Unstatic » de Daniel Erdmann aux accents free et chambristes.

Il existe chez ACT une volonté de dessiner ce que l’on pourrait appeler un « jazz européen » : sentimental, engagé, ouvert. Là où la scène américaine garde un certain classicisme, l’Europe ACT multiplie les hybridations : on y entend les échos des musiques balkaniques, les volutes scandinaves, la transe méditerranéenne. Pensons au projet Magico – la rencontre entre le suédois Bobo Stenson, le norvégien Jan Garbarek et le brésilien Egberto Gismonti : une odyssée qui abolit la carte et le passeport.

Selon le Monde, ACT Music n’inonde pas le marché mais occupe une place stratégique : 30 à 40 albums par an, une production raisonnée et fidèle, choisie souvent à même la scène (notamment lors du mythique festival JazzBaltica, partenaire du label). Entre 2010 et 2020, presque la moitié des « ECHO Jazz Awards » (équivalent allemand des Victoires), ont été décrochés par des artistes ACT.

Ouvrir un disque ACT, c’est retrouver cette fameuse pochette minimaliste, typographie claire et photographies plongées dans l’ombre ou la lumière nordique. La cohérence visuelle, orchestrée par la directrice artistique Katja Douska, devient la signature du label. Plus qu’un marketing, une passerelle sensible qui invite à l’écoute attentive.

Le label ose aussi le « hors-format » : albums somptueux en vinyle, enregistrements live non retouchés (cf. le mémorable « Live in Hamburg » du Nils Landgren Funk Unit), compilations thématiques, projets transgénérationnels (l’aînée Carla Bley côtoyant l’audacieuse Mette Henriette). Cette liberté éditoriale, possible grâce à une structure indépendante, a permis à ACT de révéler des monstres sacrés contemporains – mais aussi de parier sur des jeunes talents encore inconnus.

  • Soutien à l’innovation : ACT n’hésite pas à confier une production à un artiste en marge, à financer une résidence improbable. L’album « Nightfall » (Lars Danielsson & Leszek Możdżer, 2017) en est le parfait exemple, acclamé en Europe et certifié « Album de l’année » par Jazz FM.
  • Équilibre des générations : Là où certains labels misent sur les valeurs sûres, ACT donne la scène à des formations comme Emile Parisien Quintet ou Michael Wollny, dès leurs débuts, leur permettant de conquérir Berlin puis la planète jazz.

La force d’ACT réside aussi dans sa capacité à propulser ses artistes au-delà du continent. Plusieurs disques-phares dépassent les 50 000 ventes (ce qui, dans le jazz en Europe au XXIe siècle, relève de l’exploit : source France Musique), comme « Live in Hamburg » ou « E.S.T. Live in London ». Les artistes maison sont régulièrement programmés dans les plus grands festivals mondiaux – Montreux, Montréal, Tokyo – et trustent les charts jazz allemands, scandinaves et français.

  1. En 2016, Michael Wollny devient le premier pianiste allemand à être nommé « Artiste européen de l’année » par le Jazz Magazine français, après trois albums publiés chez ACT.
  2. En à peine 20 ans, le label a vu son catalogue streamer plus de 100 millions de fois, et le disque « Magic Moments » de Nils Landgren, compilation maison, cumule à lui seul plus de 10 millions de lectures sur Spotify (source ACT Music, 2023).
  3. Plus de 120 concerts produits chaque année sous l’étendard ACT, des clubs intimes aux phares internationaux, illustrent leur engagement “hors studio”.

C’est d’ailleurs ce rapport à la scène, à l’événement partagé, qui nourrit le sens profond de leur démarche. Loin d’une industrie mécanique, le label demeure un pont ouvert entre générations, entre musiciens enracinés et nouveaux voyageurs, entre public européen et auditeurs du globe numérique.

Si le catalogue ACT Music trace un territoire, il a surtout contribué à lui donner une âme. Le jazz y respire hors des dogmes, réconcilie héritage et avenir avec une audace rarement égalée. Ce modèle éditorial, unique par sa diversité et son exigence, a inspiré de plus petits labels satellites mais reste un phare dans la tempête pour qui cherche un jazz européen vivant, humaniste, riche de sens et de mutations.

ACT Music, à travers ses choix artistiques et humains, ne cesse d’élargir l’horizon, en offrant au public la possibilité de se saisir d’un jazz toujours en mouvement. L’histoire s’écrit encore, album après album, scène après scène – et le label poursuit sa quête : faire vibrer l’Europe, et toucher le monde, sans autre limite que l’élan créateur.