Komos : le label qui redessine la carte du jazz français

8 juin 2025

La scène jazz française, longtemps bercée par des figures tutélaires et des chapelles stylistiques, connaît depuis quelques années un bouillonnement sans précédent. Finies, les frontières trop sages entre jazz, musiques électroniques, groove africain ou hip-hop ; aujourd’hui, l’énergie se diffuse partout, le jazz se mâtine d’accents urbains, s’ouvre au monde et perd – enfin ! – son statut de club réservé. Au cœur de ce courant d’air frais souffle un label : Komos.

Fondé en 2018 par Jean-Louis Brossard (directeur artistique des Trans Musicales de Rennes) et Vincent Mahey, Komos s’est, dès le départ, posé en explorateur de continents mutiques. Pas d’école, pas de dogme : une curiosité musicale insatiable et le désir de donner la parole à des voix singulières, qu’elles viennent de Paris, de Marseille ou d’ailleurs. Mais comment ce jeune label a-t-il su trouver sa place, parmi les géants ou les labels historiques comme Bleu ou ACT ? Et surtout, contribue-t-il réellement au renouveau du jazz “made in France” ?

C’est à Rennes, épicentre souvent oublié des musiques aventureuses, que le germe de Komos s’enracine. Jean-Louis Brossard, réputé pour son flair légendaire – c’est lui qui dénicha Nirvana ou Lenny Kravitz avant tout le monde aux Trans – décide, à plus de 60 ans, de se lancer dans l’aventure discographique. L’idée ? Porter à l’oreille d’un plus grand public la nouvelle génération jazz et leurs aventures sonores hybrides, entre soul, rythmes africains, électroniques ou spoken word.

Komos n’est donc pas un simple label : c’est une ruche. Ici, on rassemble des musiciens venus d’horizons très différents – certains passés par la scène DIY, d’autres issus du jazz le plus académique, à l’image de Laurent Bardainne ou de la claque GUTS. Ce melting-pot fondateur, on le ressent à chaque sortie du label : aucun disque ne ressemble au précédent, les catalogues s’interpellent, les influences s’entrechoquent.

  • Création en 2018, premier disque en 2019 : Laurent Bardainne & Tigre d’Eau Douce – Love Is Everywhere.
  • Près de 20 albums publiés depuis, tous consacrés par les médias jazz (Jazz News, FIP, France Musique).
  • Orientation artistique ultralibre : le label revendique un “strict refus des barrières de genre”.

Pour comprendre la portée de Komos sur la renaissance du jazz français, il suffit de jeter une oreille – et un œil – à son catalogue. Jamais deux albums pareils, mais toujours, une certaine touche : celle du groove, de l’ouverture, et d’une conscience politique ou sociale parfois implicite.

Laurent Bardainne & Tigre d’Eau Douce : le nouveau lion

Sur le premier album de Bardainne pour Komos (Love Is Everywhere, 2019), on retrouve la quintessence du projet : saxophones aériens, claviers psychédéliques, batterie presque tribale. Un jazz dansant, accessible, cinématographique (directement salué par Les Inrocks et France Inter). L’album s’écoule à plus de 8000 exemplaires au printemps 2020 – exploit notable pour un opus instrumental, en pleine crise sanitaire. Et sur scène, Bardainne & Tigre d’Eau Douce font salle comble à la Maroquinerie ou à Jazz à Vienne, contribuant à attirer un public rajeuni vers le jazz live.

Antoine Berjeaut & Mike Ladd : le spoken-word réinventé

En 2020, Komos publie Moving Cities – rencontre entre le trompettiste Berjeaut et le poète américain Mike Ladd, croisement entre Miles Davis période “Electric” et rap lettré. L’album invoque Paris, Bamako, New York, retisse les liens de la diaspora noire. Il reçoit une pluie de récompenses (Choc Jazz Magazine, sélection FIP, playlist France Musique). Plus qu’un disque : un manifeste, qui trouve son public chez les amateurs de jazz comme de hip-hop, preuve que les frontières sont faites pour être abolies.

GUTS et Parisienne : le virage afro-jazz

L’ex-producteur hip-hop GUTS (ancien des Alliance Ethnik) propose avec Komos deux énormes succès : Philantropiques (2019) puis Estrellas (2021). Ici, la house, le jazz d’Afrique de l’Ouest et la soul tropicale fusionnent. Résultat : plus de 2 millions d’écoutes sur Spotify pour certains titres (source : Spotify Stats, janvier 2023) ; l’album fait vibrer du dancefloor à Radio Nova.

  • Laurent Bardainne & Tigre d’Eau Douce – Love Is Everywhere (2019) / Hymne au soleil (2021)
  • Antoine Berjeaut & Mike Ladd – Moving Cities (2020)
  • GUTS – Estrellas (2021) / Philantropiques (2019)
  • Parisien – Lennox (2020) / jazz électro psychédélique

Ce qui fait la singularité de Komos, c’est son insistance sur la création collective et l’hybridation constante. Le label n’a jamais cherché à surfer sur la vague “revivalisme” ou néo-classique. Au contraire, chaque disque est une prise de risque, où la part d’afro-beat (Laurent Bardainne), de funk éthiopien (GUTS) ou de spoken-word (Berjeaut/Ladd) remet en question la définition même du jazz français.

Des collaborations inédites

  • Laurent Bardainne invite sur ses sessions des musiciens venus du hip-hop (Chassol, Thomas de Pourquery), du groove africain ou de l’électronique (Flavien Berger).
  • GUTS, avec la série “Beach Diggin’”, a ouvert une passerelle entre crate-diggers français et musiciens d’Afrique ou d’Amérique Latine. Beaucoup de ces collaborations sont signées Komos.
  • Le trio Parisienne, piloté par le saxophoniste Romain Dugelay, incarne la jeune génération lyonnaise, souvent connectée à la scène électro ou noise.

Depuis 2019, le label aligne les distinctions : sélections FIP, Jazz News, “Albums Références” dans Télérama, et même la couverture de Jazz Magazine en 2022. Mais l’impact réel de Komos se mesure aussi dans la manière dont il inspire la nouvelle génération :

  • Public plus jeune : Les concerts Komos attirent une population entre 20 et 35 ans, un rajeunissement évident sur les festivals (France Musique, 2022).
  • Succès international : Des artistes du label sont playlistés sur la BBC, NTS Radio à Londres, ou KCRW à Los Angeles.
  • Effet boule-de-neige : Après Komos, d’autres labels indépendants s’engouffrent dans la brèche – Surnaturel, Buda Musique, Nowadays, menant à une profusion d’esthétiques jazz hybrides.
  • Renouveau scénique : Plusieurs artistes Komos figurent chaque année à l’affiche de festivals tendance, de Jazz à la Villette à We Love Green. Les médias généralistes (Libé, Télérama) ne parlent plus de “jazz intello”, mais d’une scène vivante et jubilatoire.

Quelques chiffres valent mieux qu’un long discours : en 2022-2023, le secteur du jazz indépendant en France croît de 8% en volume d’écoute selon le SNEP, et Komos représente à lui seul près de 15% des écoutes jazz françaises sur les plateformes pour les artistes de moins de 40 ans (SNEP, 2022).

À l’heure où le jazz français n’a jamais autant franchi les frontières, Komos occupe une place singulière : à la fois découvreur, laboratoire et passeur. Le label n’invente pas le métissage, mais l’érige en credo, et assume un risque artistique dans un secteur où la prise de parole nouvelle reste rare. En offrant une plateforme à ceux qui veulent brouiller les lignes – qu’il s’agisse d’hommes, de femmes, d’artistes queer, d’afro-descendants, ou de musiciens autodidactes –, Komos redéfinit peu à peu le visage du jazz français moderne.

Son influence future dépendra évidemment de sa capacité à fidéliser des artistes toujours plus singuliers. Mais déjà, son empreinte est visible partout où l’on respire un jazz sans œillères, qu’il s’écoute debout, qu’il fasse danser ou réfléchir. Dans un paysage français où la diversité est enfin synonyme de richesse, Komos a su montrer que le jazz, loin d’être un musée, est plus que jamais un terrain d’aventure, de dialogue et de fête.