Label Bleu : La fabrique du jazz vivant en France

18 juin 2025

Fermons les yeux une seconde. Un saxophone tisse des arabesques bleues dans le ciel d’Amiens. Une contrebasse vibre, en équilibre sur le fil ténu entre passé et présent. Et derrière la vitre du studio, depuis bientôt quarante ans, un label façonne la bande-son d’un jazz contemporain qui ne dort jamais : Label Bleu.

Quand on parle de la diffusion du jazz moderne en France, impossible de contourner ce nom. Label Bleu, c’est bien plus qu’un catalogue ou un logo apposé sur des disques. C’est un état d’esprit, une vision militante du jazz, un creuset où le risque rime avec exigence et où chaque album cherche à repousser l’horizon.

Label Bleu naît en 1986 dans la ville d’Amiens, impulsé par Jean-Jacques Pussiau, un passionné de jazz passé par Disques Vogue et dont la trajectoire épousait déjà le goût des marges. Mais il ne s’agit pas seulement d’une histoire de disques. À Amiens, le label s’appuie sur la scène locale, la Maison de la Culture, les échanges européens. C’est d’abord un laboratoire autant qu’une maison de disques.

Dès ses débuts, Label Bleu se distingue par des choix éditoriaux audacieux. Là où beaucoup se contentent de suivre le sillage des grands maîtres américains, Label Bleu prend la tangente :

  • Production d’albums d’artistes français à la voix singulière
  • Promotion de musiques hybrides : jazz et musiques du monde, électro, rock, poésie
  • Enregistrement d’artistes internationaux hors des sentiers battus

Ce parti pris paie : le label attire rapidement des créateurs en mal de liberté, à la recherche d’un espace d’expression sans œillères.

Le prestige du label s’est construit autour d’artistes-phare devenus, avec le temps, des figures incontournables du jazz hexagonal et international. Quelques noms suffisent à dessiner la carte du vaste territoire bleu :

  • Louis Sclavis, clarinettiste visionnaire, dont Label Bleu publie des chefs-d’œuvre mêlant musiques improvisées et influences populaires ("Rouge", 1991, "Les Violences de Rameau", 1996)
  • Henri Texier et ses basses terriennes, funambules en quête de racines ("Remparts d’Argile", 1990, "Mad Nomad(s)", 1995)
  • Marc Ducret et ses guitares électriques aussi tranchantes qu’oniriques
  • Bojan Z, pianiste serbe installé à Paris, explorateur des claviers entre Orient et jazz moderne
  • Ramón López, batteur alchimiste, et tant d’autres…

Selon la BNF, Label Bleu a produit plus de 220 albums depuis sa création [BNF]. Dans son sillage, il a révélé ou accompagné des générations entières de musiciens qui font aujourd’hui pulsé la scène européenne.

Mais l’influence de Label Bleu ne se limite pas à un simple effet d’accumulation. C’est la diversité de ses choix qui pose le label parmi les places fortes de la diffusion du jazz contemporain en France :

  • Jazz et musiques du monde : Le label a joué un rôle pionnier dans la rencontre des cultures. Dès les années 1990, il lance la “collection Indigo” consacrée aux musiques du monde. On y retrouve Manu Dibango ("Wakafrika", 1994), Cheb Mami, ou le raï avec Rachid Taha. Cette ouverture féconde irrigue durablement le jazz de nouvelles couleurs.
  • Expérimentation et improvisation : Label Bleu se distingue par sa capacité à accompagner les musiques improvisées, de l’avant-garde la plus rugueuse au jazz lyrique, à l’opposé de l’image un peu “classique” du jazz-blues mainstream.
  • Promotion des nouvelles voix : Des artistes comme Airelle Besson, Médéric Collignon, Jean-Michel Pilc ou Elise Caron y ont trouvé un tremplin pour des propositions singulières. Loin du formatage, chaque disque est un espace de prise de risque.

Cette philosophie attire à la fois les explorateurs et un public curieux, désireux d’élargir ses horizons, bien au-delà du cercle habituel des fans de jazz.

La France compte une remarquable vitalité dans le jazz, mais rares sont les labels à jouer un tel rôle “d’irrigation” du paysage musical. Label Bleu a, depuis plus de trente ans, accompagné l’essor d’une scène hexagonale innovante, relayée par de nombreux festivals (Marciac, Coutances, Nancy Jazz Pulsations, etc.), et a contribué à installer la France comme une terre d’accueil pour le jazz contemporain.

Quelques éléments concrets dessinent ce rôle structurant :

  • Plus de 220 albums produits : Un patrimoine sonore exceptionnel, couvrant des styles et des générations multiples [BNF]
  • Le Studio de Label Bleu à Amiens : Un lieu devenu mythique, où nombre d’albums sont enregistrés dans des conditions d’écoute et de création idéales
  • Une présence dans les programmations de festivals : Nombre d’artistes estampillés Label Bleu sont régulièrement à l’affiche en France et à l’étranger, preuve de l’aura du label
  • Soutien institutionnel et relais médiatique : La reconnaissance du Ministère de la Culture et des structures comme l’ADAMI, des passages sur France Musique, Jazz Magazine, Citizen Jazz...

Si Label Bleu soutient d’abord la scène française, il tisse aussi des liens solides avec l’international. Nombre de ses artistes voyagent, collaborent, partagent des scènes avec des pointures du jazz européen ou mondial. C’est ainsi qu’Henri Texier a pu enregistrer avec John Abercrombie, ou que le label diffuse des musiciens comme Christina Branco ou René Urtreger.

L’ouverture s’incarne aussi dans la distribution des disques à l’étranger : Label Bleu, distribué par Harmonia Mundi, puis par PIAS France, bénéficie d’un réseau qui a permis de rendre visibles ses albums dans toute l’Europe, mais aussi au Japon, en Amérique du Nord. Les critiques de All About Jazz, Jazz Times, ou de DownBeat en témoignent.

En 2014, la collection Label Bleu/Indigo avait déjà plus de 250 références en catalogue, toutes diffusées et exportées sur plusieurs continents [France Musique]. Signe que le jazz bleu de France fait vibrer d’autres latitudes.

Label Bleu n’a jamais relégué l’objet disque, ni sacrifié la qualité sonore ou graphique. À l’ère du streaming et du tout-numérique, il demeure un bastion de l’édition soignée, proposant :

  • Des albums au mastering pointu, pensés pour l’écoute attentive (remastérisations, livrets riches en photos et textes)
  • Des coffrets, des éditions vinyles, des rééditions patrimoniales, à la faveur de ses 30 ans en 2016 par exemple [Télérama]
  • Une attention constante à la mémoire du jazz français, à la transmission (anthologies, rééditions d’albums rares, etc.)

Ce soin profite autant aux mélomanes qu’aux chercheurs, journalistes, programmateurs et enseignants, qui trouvent là une archive vivante du jazz contemporain.

Au fil des décennies, Label Bleu s’est taillé une réputation d’aventurier respecté, capable de capter, d’amplifier, d’irriguer et de transmettre l’esprit du jazz vivant, sans se laisser déborder par les tendances ou la “jazzosphère” mainstream. À l’heure où d’autres labels disparaissaient ou résistaient mal à la révolution numérique et aux mutations du secteur (Blue Note France, Dreyfus Jazz…), Label Bleu a su faire le pari de la durabilité, de la diversité et de la prise de risque.

Le label reste aujourd’hui l’une des vitrines les plus vivaces du jazz qui s’invente en France et un acteur incontournable de la circulation des musiciens, des idées, des sons et des publics :

  • Un vaste catalogue réunissant des voix phares, des propositions hybrides et des sons inattendus
  • Un engagement constant pour la diversité musicale
  • Un rôle de “passeur” entre générations, entre territoires, entre scènes

Écouter le jazz contemporain français sans passer un jour ou l’autre par une session “bleue”, ce serait manquer une pièce maîtresse du puzzle.

Et demain ? Peu de labels peuvent se targuer d’avoir autant marqué la cartographie musicale hexagonale et mondiale. À l’image de ses artistes, Label Bleu continue d’ouvrir la voie, sans redouter la traversée des eaux troubles. Voix, souffle, invention : il reste, plus que jamais, l’un des grands passeurs de la vitalité du jazz contemporain en France.