De la pluie de Seattle aux syncopes du jazz : Le surprenant virage de Sub Pop

23 juin 2025

Sub Pop, c’est d’abord une légende bâtie sur des guitares saturées, une pluie battante sur les vitres de Seattle et cette énergie brute propre à la scène grunge. Né en 1986 grâce à Bruce Pavitt et Jonathan Poneman, le label incarne rapidement la rébellion sonique avec Nirvana, Soundgarden ou Mudhoney. L’identité Sub Pop, c’est l’ADN indé par excellence, ce refus poétique des compromis. Pourtant, loin de se figer dans l’image du rock rugueux, le label a osé tracer d’autres chemins : hybrider, briser les frontières, s’ouvrir à d’autres ferments musicaux. Le jazz, imprévisible et mutant, s’est ainsi faufilé dans ses sillons.

A première vue, le jazz semblait aussi éloigné de Sub Pop que les embouteillages de Philadelphie d’un solo de Coltrane. Mais le label n’a jamais eu peur de bousculer ses propres codes. Si la base restait indie, le temps a révélé une véritable curiosité pour des sons plus aventureux, un goût pour la créativité débridée qui finit par croiser le chemin du jazz.

  • Années 1990 : Premiers éclats d’influences jazz, disséminés dans les expérimentations de quelques artistes signature comme les Sun City Girls ou la scène “post-rock”.
  • Années 2000 : Timidement, Sub Pop s’ouvre à des projets inclassables flirtant avec la soul, le funk, le hip-hop, autant de genres traversés par l’esprit du jazz.
  • Années 2010 et 2020 : Le virage s’affirme, à travers des signatures directement liées à la nouvelle scène jazz, ou des artistes indie résolument perméables à son langage.

Mais quels albums, quels artistes, ont véritablement concrétisé cette mutation ? Un zoom musical s’impose.

Shabazz Palaces : l’avant-garde hip-hop qui repousse les murs

En 2011, Sub Pop signe Shabazz Palaces, projet du rappeur Ishmael Butler (ex-Digable Planets). Un choix marquant : Shabazz Palaces claque la porte des formats. Leur musique transcende le hip-hop pour se nourrir d’improvisation, de rythmiques syncopées, de textures évoquant le jazz spirituel et le free. L’album Black Up (2011) est acclamé par la critique (notamment Pitchfork et The Guardian), salué pour sa densité expérimentale et son refus des conventions.

  • Techniques de sampling héritées du jazz “cut up”.
  • Structure des morceaux éclatée, place belle à l’impro, comme dans « Are You… Can You… Were You? ».
  • Collaborations multiples avec Tendai Maraire et des musiciens de la scène jazz de Seattle.

L’influence jazz coule sous la surface : Ishmael Butler n’a jamais caché son amour pour Sun Ra, Albert Ayler ou Ornette Coleman (source : Pitchfork).

The Helio Sequence, Luluc et la douceur alternative

Le duo The Helio Sequence et les australiens Luluc proposent une indie-pop introspective, mais n’hésitent pas à glisser des harmonies vocales et progressions d’accords héritées du jazz vocal ou modal. Cela tient plus du parfum subtil que de la grande éclaboussure, mais l’esprit jazz – dans la liberté de forme, la place accordée à la nuance – est là.

Jazz et indie-pop : la parenthèse noire de Sarah Mary Chadwick

Encore plus troublant : certains artistes signés chez Sub Pop (ou sur Hardly Art, son sous-label) comme Sarah Mary Chadwick n’hésitent pas à inviter des musiciens de jazz sur leurs albums, brouillant la frontière entre confession intime et langages impliqués.

A la lisière des années 2020, Sub Pop passe un nouveau cap. Il capitalise sur la tendance mondiale du jazz contemporain (incarnée par des labels comme International Anthem ou Brownswood Recordings) et, sans abandonner son identité indie, accueille des projets relevant pleinement de la nébuleuse jazz. Deux artistes illustrent cette ouverture :

  • : Le label a assuré la distribution américaine de Your Queen is a Reptile (2018), chef-d’œuvre du saxophoniste Shabaka Hutchings. La connexion : Sub Pop se met à représenter, sur ce territoire, le jazz le plus moderne et incendiaire du moment, porté par Londres. (Pitchfork)
  • : Distribution et soutien promotionnel pour Source (2020), projet charnière de la nouvelle garde jazz britannique. Ici, le groove, les envolées modales, les rythmes caribéens, trouvent un écrin inattendu sous la bannière Sub Pop.

Sub Pop ne s’improvise pas label pur jazz, mais devient un passerelle essentielle entre ces scènes et le public indie américain – un mouvement stratégique qui anticipe les croisements générationnels.

Ce qui frappe, chez Sub Pop, ce n’est pas un virage brusque mais une conviction diffuse : l’aventure musicale prime sur l’étiquette. Le label a compris avant beaucoup que le jazz n’était pas une case mais une attitude : celle de la recherche, de la syncope, de l’imprévu.

  • Philosophie DIY : Historiquement, jazz et indie partagent le goût du système D, du collectif, du live qui dérape.
  • Hybridations électrisantes : Le public Sub Pop, habitué aux courants souterrains, s’est vite trouvé des affinités avec la scène jazz la plus libre, de Makaya McCraven à The Comet Is Coming (même si non signés sur le label, ces groupes inondent les playlists des fans Sub Pop).
  • Ambiance locale : Seattle n’a jamais été un simple fief du rock. Son club The Triple Door, ou le mythique Tula’s Jazz Club (aujourd’hui fermé, mais crucial historiquement), ont prouvé que la ville pouvait pulser en 5/4. L’osmose locale a forcément infusé le label.

On retrouve aussi chez Sub Pop cette volonté de “surprise”, chère au jazz. Il suffit d’écouter la discographie récente pour sentir cet ADN : morceaux inclassables, featurings inattendus, écoute constante des mouvances des clubs.

La volonté de Sub Pop d’ouvrir ses portes au jazz se traduit également dans ses statistiques et son influence sur la scène indé. Si le label demeure d’abord “indie rock” dans ses ventes (près de 65% de ses sorties en 2023 relevaient de variantes rock, selon Discogs), le jazz et ses musiques cousines (nu-soul, spiritual jazz, fusion) représentaient l’an dernier plus de 15% du catalogue de nouveautés et collaborations (source : analyse catalogue Sub Pop / Bandcamp, 2023).

  • L’effet Sons of Kemet : L’album Your Queen Is a Reptile a été pressé pour le Record Store Day Special Edition aux USA par Sub Pop. L’édition s’est écoulée en moins de trois semaines dans la distribution indé, un record pour une sortie “jazz” sur ce segment (source : Sub Pop Records, chiffres presse 2018).
  • Viralité streaming : Les projets de Shabazz Palaces totalisent plus de 13 millions de streams cumulés sur Spotify, loin de l’intimité jazzy attendue, preuve d’un public large et actif (source : Spotify for Artists, 2023).

Autre anecdote : lors du à Seattle (2018), les sets les plus ovationnés furent… ceux des artistes hybrides, osant la jam session ou le mélange rock/afrobeat/jazz. Le public, fidèle à l’esprit Sub Pop, a acclamé cette audace plutôt qu’un son figé dans la nostalgie.

En 2024, la frontière entre jazz et indie s’est faite poreuse, mouvante. Les jeunes musiciens écoutent autant Radiohead qu’Esperanza Spalding, multi-instrumentistes et producteurs partagent plateaux et studios. Sub Pop incarne, à sa manière, cette nouvelle vague :

  • Appétit générationnel : Les 18-30 ans s’attachent moins à la notion de genre qu’à celle de mood – le jazz, messager d’expressivité libre, séduit les fans de rock aventureux comme les ravers.
  • Émergence des collectifs : L’énergique diaspora jazz UK, mais aussi les réseaux franco-américains (Angel Bat Dawid, Theon Cross, Emma-Jean Thackray) bouillonnent – Sub Pop surfe sur cette vague, attentive aux nouveaux jazzmen hybrides.
  • Recherche d’authenticité : Les algorithmes font la loi, mais l’oreille reste en quête de souffle humain – le jazz ramène cette sensation d’imprévu, ce qui est devenu la marque de fabrique du bon indie.

Ainsi, Sub Pop n’a pas seulement intégré des artistes jazz : il a fait du jazz une couleur invisible mais vibrante, un parfum de liberté et une piste de danse, pour l’indie comme pour l’avenir.