Révolutions silencieuses : Le choix des labels jazz indépendants pour le vinyle, la cassette et le digital

26 juin 2025

Le vinyle, c’est l’obsession du toucher, du poids, de la pochette à déployer comme un tableau. Depuis la fin des années 2000, il a ressuscité dans les bacs, porté par une génération assoiffée de concrétude. Les chiffres ne mentent pas : en 2023, les ventes de vinyles ont dépassé pour la première fois depuis 1987 celles des CD aux États-Unis (RIAA). En France, le vinyle représentait 45% des ventes physiques en 2022 selon le SNEP, alors même que sa fabrication reste lente, coûteuse, artisanale.

Pour les labels indépendants, il n’est pas question « d’effet mode » seulement. Dans les studios, c’est souvent le sound engineer qui souffle le mot « pressage », conscient que le vinyle révèle une chaleur unique, une dynamique respectueuse des instruments acoustiques. Le label anglais International Anthem, qui a propulsé Makaya McCraven ou Irreversible Entanglements, fait systématiquement le choix de la galette noire, puisant dans cette esthétique brute et vivante pour prolonger l’esprit DIY du jazz.

  • Sensation d’authenticité et d’expérience immersive
  • Objet de collection avec un artwork généreux, voire sérigraphié
  • Ponctue la sortie d’album d’un événement physique (release party, dédicaces…)
  • Donne une visibilité dans les bacs des disquaires indépendants (indispensable circuit parallèle au tout-digital)

Le vinyle n’est plus un caprice de mélomane, il est devenu l’étendard d’une résistance à l’uniformisation, un outil de visibilité pour les musiciens qui ont choisi le risque, le grain, la fragilité.

Mini-révolution ou doux anachronisme, la cassette refait parler d’elle là où on ne l’attendait pas. Dans les années 2010, elle a resurgi des cartons d’un autre temps, portée par la culture underground, le monde du hip-hop indé et bien sûr, du jazz aventureux. Format humble, il se faufile là où le vinyle ne peut pas aller, permettant aux labels à petit tirage (250 ou 500 exemplaires !) de miser sur l’objet, le fétiche, la rareté.

Une anecdote revient souvent chez les labels comme Habitable Records à New York ou WeJazz à Helsinki : la cassette, plus qu’un simple support, devient un mot de passe. Elle scelle une appartenance à un cercle, suscite l’échange sur les réseaux sociaux, renforce la fidélité du public déjà acquis à la cause du DIY, à l’instar des soirées d’écoute ou des packs collectors vendus sur Bandcamp. Et, détail qui compte, la production de cassettes reste encore abordable, modulable, idéale pour des éditions limitées destinées aux vrais curieux.

  • Coût de production bas : en moyenne 1,5 à 3 € par bande selon la quantité (Disc Manufacturing Services)
  • Idéal pour tester un nouveau projet ou faire vivre un live enregistré
  • Favorise la proximité avec un public de niche, « initié », prompt à partager la trouvaille
  • Esthétique lo-fi qui fait écho à certains courants jazz hybrides (jazz-hop, nu-jazz, ambient-jazz…)

On est loin ici des impératifs des majors. Il s’agit de cultiver une forme de poésie artisanale, de jouer avec le temps, voire la contrainte, pour instaurer un rituel d’écoute inédit.

Impossible évidemment de faire l’impasse sur le digital, pilier universel du décloisonnement musical. Ce que change le digital ? Il permet aux labels du bout du monde de toucher la Norvège comme le Nigéria en un clic. Les plateformes comme Bandcamp (leader du genre pour les indépendants) assurent 82% des revenus digital des labels indé en 2022 selon Billboard. Les playlists spécialisées sur Spotify ou Deezer sont devenues une véritable porte d’entrée pour les artistes jazz – la preuve, les écoutes de la playlist « State of Jazz » de Spotify ont progressé de 70% entre 2021 et 2023 (source : Spotify for Artists).

Pourtant, le digital présente un revers : dilution de l’attention, marges faibles (0,003 € par stream sur Spotify en moyenne), et concurrence exacerbée. D’où la logique du format hybride : publier à la fois en digital, vinyle et cassette, c’est multiplier les points d’entrée dans l’univers d’un disque, retrouver une dimension « vivante », sensuelle, empêcher que la musique ne soit qu’un flux anonyme au milieu du bruit mondial.

  • Accessibilité immédiate et partage à l’infini
  • Possibilité d’économie sur le stock et la logistique physique
  • Supports interactifs (bonus tracks, artworks digitaux, liens vidéo...)
  • Outil essentiel pour tisser des réseaux internationaux (presse, podcasts, radios indies…)

Côté coulisses, certains labels (comme Shika Shika ou Whirlwind Recordings) intègrent directement des codes de téléchargement pour qu’acheter le vinyle ou la cassette donne aussi accès à la version digitale—un pas de plus vers cette expérience hybride recherchée.

En mixant vinyle, cassette et digital, les labels indépendants font le pari du « sur-mesure ». Il ne s’agit plus de s’adresser indistinctement à tous, mais bien de fragmenter l’offre pour toucher des communautés différentes ou superposées :

  1. Les auditeurs collectionneurs (vinyle) sensibles à l’objet et à l’écoute attentive, presque cérémonielle.
  2. Les initiés-culture DIY, adeptes de la cassette, pour qui chaque support est une déclaration d’amour à la marge.
  3. Les explorateurs du web, dévoreurs de playlists, portés par l’immédiateté du digital.

Or, le jazz est par excellence une musique des croisements : l’histoire de ses grands labels, de Blue Note à ECM, prouve que chaque format a généré un territoire d’influence, un mode de réception particulier. La nouveauté aujourd’hui, c’est la cohabitation de ces trois mondes au sein d’une même sortie. Le label français Jazztronicz l’a montré avec le projet « Beat X Jazz », sorti simultanément sur vinyle limité, cassette colorée et streaming mondial.

Ce pluralisme des formats permet aussi d’absorber les contraintes de production et d’économie :

  • Tensions sur les délais de pressage vinyle (jusqu’à 6 mois en 2022, source : Le Monde)
  • Besoin de réagir vite à l’actualité (sortie numérique)
  • Tester un groupe ou un esthétisme via la cassette avant d’investir dans un pressage vinyle coûteux
  • Optimiser la rentabilité en vendant des packs (vinyle + digital, cassette + code de téléchargement…)

Plus que jamais, miser sur plusieurs formats, c’est défendre une vision artisanale du jazz. Le label devient passeur, tisseur de liens. Derrière chaque cassette, chaque vinyle numéroté à la main, il y a un geste d’attention : une note glissée dans la pochette, une inclusion dans un fanzine, une proximité rare pour un monde musical parfois jugé élitiste.

Cette démarche ramène l’écoute à une expérience complète et ritualisée, bien loin de l’anonymat de la playlist automatique : on partage la réception d’un disque, on se rassemble lors d’un listening party, on crée une mémoire collective autour du support. Comme l’écrivait David Byrne dans « How Music Works » (2012), le format conditionne le rapport à la musique, or c’est précisément cette malléabilité du jazz actuel qu’entretiennent les labels indépendants grâce au mélange des supports.

Face à la prolifération des supports, le jazz trouve aujourd’hui une vigueur inattendue. Car choisir le vinyle, la cassette et le digital, c’est livrer bataille sur tous les fronts : celui de l’objet, du son, du rituel et de l’accessibilité. Dans l’ombre des major companies, les petits labels font entendre autre chose : la dissonance, la tension, l’histoire et l’avenir emmêlés, infusés dans chaque format. Ironie du sort : plus la technologie avance, plus la quête du tangible devient précieuse. Les labels qui embrassent cette diversité ne se contentent pas de résister – ils façonnent, déjà, le jazz de demain.