Le jazz mutant : chroniques d’une révolution transgenre dans les années 2020

3 novembre 2025

Depuis ses origines, le jazz avance en funambule sur le fil du temps. S'il a toujours dansé avec d’autres musiques, il n’a jamais autant explosé les carcans qu’aujourd’hui. Les années 2020 voient le jazz mordre à pleines dents dans ses barrières stylistiques. Ce mot, “transgenre”, ne fait pas ici référence à une question identitaire humaine, mais bien à un phénomène esthétique : celui d’un jazz nomade, sans étiquettes, qui se gorge de son époque. Jamais la musique n’a autant métissé, déconstruit, détourné. Et jamais le jazz n’a semblé si vital, au point de se réinventer sans cesse par le langage des autres.

Les plateformes d’écoute ne mentent pas. Selon le rapport IFPI 2023, les genres “Fusion” et “Crossover” sont parmi ceux qui progressent le plus vite. Spotify a noté que les playlists jazz intégrant hip-hop, électro ou amapiano ont bondi de 38 % entre 2020 et 2023. Le jazz n’est plus organisé par “courants”, mais au gré de mariages sonores, affranchis du sacro-saint orthodoxe/bebop. Les artistes les plus écoutés n’appartiennent plus à une “école”, mais à des constellations d’affinités musicales.

  • Moses Boyd : batteur et producteur londonien, son album Dark Matter (2020) fait dialoguer l’afrobeat, la grime et le jazz modern (source : The Guardian).
  • Emma-Jean Thackray : elle affine une électro-jazz imprégnée de spiritualité et de funk, acclamée par BBC Radio 6 pour son album Yellow.
  • Makaya McCraven : “beat scientist” de Chicago, il monte des disques comme on ferait un collage hip-hop, échantillonnant ses propres improvisations.

On assiste à la montée en puissance d’un jazz “borderless”. En 2022, la moitié des nommés aux Jazz FM Awards provenaient de scènes crossover, dont Nubya Garcia (jazz x dub x broken beat) et Alfa Mist (jazz x soul x hip-hop).

Le jazz n’est plus seulement nourri des traditions noires américaines ou européennes ; il devient un gisement d’invention pour d’autres genres. On l’emprunte, on le détourne. Kendrick Lamar l’explose dans To Pimp a Butterfly (2015), projet qui, à la suite de Kamasi Washington, a réinstallé le saxophone comme arme de contestation chez la génération hip-hop (source : NPR). En France, Leïla Martial emprunte autant à la musique contemporaine qu’à l’électronique, Cindy Pooch superpose ses chants ouest-africains à des architectures jazz aventureuses.

Les festivals suivent. À Londres, le We Out Here programme Yan Williams, Floating Points, et les collectifs Steam Down ou Kokoroko, creusets entre jazz, soul, jazz éthiopien, house et breakbeat. En 2023, plus de 57 % du line-up présentait des projets hybrides (source : Jazzwise Magazine).

Parlons mots, parlons “transgenre”. Au-delà du terme, il s’agit de cultiver une esthétique de la porosité. Le jazz 2020's n’est pas simplement fusion ; il dilue toutes les frontières :

  • Changements de structures : Les morceaux adoptent la logique de la playlist plus que celle de l’album-concept des années 50-70.
  • Usage massif des technologies : Boucles live, sampling, plug-ins, DJ sets accompagnant des improvisations.
  • Collaborations transatlantiques inédites : des producteurs grime (Mura Masa) avec des chanteuses “nues” de la new soul (Celeste), jusqu’à la multiplication des “labs” entre Bamako, Accra, Johannesburg et Londres.
  • Des instruments en mutation : le saxophone se branche, le piano subit des effets, la batterie s’électrifie ou fusionne avec des samples (voir Malcolm Catto, The Heliocentrics).

En 2021, Bandcamp recensait plus de 370 sous-genres jazz déclarés par les uploaders, allant de “jazzpunk” à “afrofuturist kosmische jazz” jusqu’à “free-jazz trap” (Bandcamp Daily). La taxinomie ne cesse de grandir, on ne construit pas de nouvelles chapelles : on les traverse.

Depuis 2018, le “London jazz boom” est bien plus qu’une hype. C’est une ruche. Ici, tout fusionne : les latitudes des musiciens, la multiplicité des origines, et le refus du formatage. Si de jeunes français comme Gabi Hartmann en sont inspirés, la matrice reste la scène londonienne où :

  • La plupart des instrumentalistes jouent aussi dans des groupes de grime, d’afro-house ou de punk (ex : Theon Cross, Shabaka Hutchings).
  • Les labels comme Brownswood Recordings, Jazz re:freshed ou International Anthem misent sur des artistes hybrides et très jeunes, souvent issus d’associations communautaires ou d’ateliers bénévoles (source : Resident Advisor).
  • Les jam sessions (Steam Down, Total Refreshment Centre) proposent des nuits marathon où hip-hoppeurs, jazzmen et beatmakers improvisent ensemble, enregistrées puis diffusées sur Twitch.

Facteur clé : cette scène brise le mythe du jazz comme affaire élitiste. Le public n’a jamais été aussi jeune. Selon Jazzwise, 42% des acheteurs de billets jazz à Londres ont moins de 30 ans en 2023. Une révolution démographique portée par la diversité de l’offre musicale.

Le jazz “transgenre” ne se fonde pas seulement sur l’hybridation sonore. Il devient un instrument de revendication politique et identitaire. Sur le continent américain, l’afrofuturisme, porté par des figures comme Shabaka Hutchings ou Angel Bat Dawid, infuse le jazz d’une vision d’émancipation. En France, on assiste au retour à l’intime, où l’inclusion, le féminisme, l’écologie teintent les répertoires et les formes (voir les projets de Naïssam Jalal ou Leïla Olivesi).

Ce n’est pas un hasard si la critique évoque désormais un “écosystème du jazz” : des ateliers gratuits à la Grainothèque de Pantin, des collectifs féminins (le Women In Jazz de Berlin ou le Paye Ton Jazz! parisien), aux labels qui refusent la hiérarchie des styles.

Paris, Lyon, Marseille – autant de pôles où le jazz brouille les allées du conservatoire. L’arrivée d’artistes comme Chassol ou Anne Paceo donne le ton. Chassol injecte le “ultrascore” (mix de jazz, sons du monde, spoken word et vidéo) ; Paceo, elle, efface les bords entre chanson, groove maloya, pop et sonorités planantes. Le festival Pianissimo, traditionnellement centré sur le piano, accueille désormais des impros électro, des battements afro-cubains ou du spoken word jazzé.

  • En 2022, le Jazz sous les pommiers a consacré une soirée à la “créolité jazz”, rassemblant David Walters, Lisa Simone et Mélissa Laveaux.
  • Le label Label Bleu signe de jeunes artistes transfrontières comme Léon Phal.
  • La scène “nouveaux mondes” de Marseille-Mucem affiche complet à chacune de ses éditions avec des projets afro-méditerranéens (source : France Musique, 2023).

Le jazz “transgenre” ne diffuse plus comme hier. Bandcamp, Soundcloud ou les Tiny Desk Concerts permettent à une génération “mobile native” de découvrir des sons sur smartphone et de lancer de véritables buzz, hors circuit des majors. Les concerts livestreams post-pandémie accentuent cette tendance : on joue, on partage et on réinvente l’expérience concert en direct sur Instagram.

Ce nouveau goût pour l’hybride coïncide avec une démultiplication de la demande. La playlist phare “State of Jazz” de Spotify a explosé en abonnements (+64 % 2020-2023), tandis que des festivals généralistes ouvrent des “jazz corners” improvisés à des musiciens venus de la néo-soul, de l’afrobeat ou du trip-hop (ex : Primavera Sound en 2023).

Les années 2020 marquent un basculement : si la société tangue, le jazz prend la vague. Il ne se contente plus de jouer les passe-muraille, il devient lui-même le terrain de tous les brassages. Pas une posture, mais un geste vital : s’échapper des répétitions, recoller les morceaux de mondes qui éclatent. Loin d’un syncrétisme naïf, c’est la recherche d’un nouveau souffle, d’un espace partagé où l’improvisation tente de réenchanter l’incertain du quotidien.

Écoutez Blue Note Re:imagined (2020) ou London Brew (2023) : ici, une école du cut-up esthétique se dessine, convoquant Herbie Hancock, Aphex Twin, John Coltrane et Little Simz dans la même galaxie sonore.

Le jazz, indompté, n’a jamais eu tant d’avenirs possibles que sous les doigts de cette génération transgenre : tantôt militant, tantôt poète, polymorphe jusqu’au vertige, mais toujours en marche, habité par l’urgence du métissage.