Nu-jazz : la décennie qui a fait exploser le jazz hors de ses murs

28 octobre 2025

Années 2000. Londres, Paris, Oslo, Berlin vibrent au rythme d’une rumeur nouvelle. Le jazz, autrefois perçu par certains comme une musique de lettrés, se mêle soudain aux sueurs du clubbing, au fourmillement des boucles électroniques, au grand bouillon de la “world music”. Le nu-jazz — appelé parfois jazztronica ou future jazz — n’est alors pas un simple genre : c’est une pulsion, une révolte joyeuse, une déclaration d’indépendance.

Les puristes froncent les sourcils, les curieux élargissent leur horizon. Et pour cause : que penser d’une scène où un saxophone peut côtoyer des nappes synthétiques hypnotiques, des samples lo-fi, des rythmiques breakbeat empruntées à l’électronica ou au hip-hop ? Le nu-jazz ne demande l’autorisation de personne. Il s’invente dans les afters berlinois, les cafés d’Hackney, les studios parisiens encombrés de vinyles.

Si l’on devait dater le “Big Bang” du nu-jazz, on pointerait du doigt la fin des années 90 et le seuil du millénaire. Les prémices venaient d’ailleurs, mais la vague s’est élevée avec fracas autour des années 2000, portée par quelques pionniers et une génération toute entière d’oreilles insatiables.

Le nu-jazz bouillonne de figures tutélaires, artisans ou démiurges. Prenons par exemple Nils Petter Molvær, trompettiste norvégien, dont l’album “Khmer” (ECM, 1997) a fait office de manifeste. Molvær y mélange trompette en mode Miles Davis des années électriques avec beats lourds et textures ambient. L’album se vend à plus de 100 000 exemplaires — performance remarquable pour un opus instrumental pointu, (source : ECM Records).

Sur l’autre r rive, à Londres, The Cinematic Orchestra (Jason Swinscoe et sa bande) fait sensation avec “Motion” en 1999 puis l’immense “Every Day” (2002). Samples de films, grooves hérités du trip-hop et phrasés de jazz modal : la formule est cinématique, immersive. À Paris, c’est St Germain avec “Tourist” (2000), album devenu disque de platine en France, appuyé sur un sample de Marlena Shaw, qui ancre l’idée d’un jazz danseur, ouvert sur la house, la dub et l’Afrique (source : Les Inrocks).

Le nu-jazz se fait aussi collectif : le label allemand Compost Records sert de laboratoire à ce bouillon, regroupant des artistes comme Jazzanova, Beanfield, ou Koop. La compilation “Future Sounds of Jazz”, initiée en 1995, explose à partir de 2000, fédérant une communauté globale de producteurs, DJs et musiciens en quête de nouveaux alliages.

Parler nu-jazz sans évoquer Berlin serait un crime de lèse-groove. Capitale des nuits sans fin, la ville est le berceau de Jazzanova. Ce collectif de DJs et musiciens crée une synthèse élégante entre la tradition des combos jazz et la culture du sample. Leur album “In Between” (2002) pulvérise les frontières : ici un Rhodes languide, là une basse funk, plus loin une voix soul.

En Scandinavie, c’est Bugge Wesseltoft qui allume la mèche, lançant son label Jazzland en 1996. Son projet “New Conception of Jazz” (plusieurs volumes jusqu’en 2004) mise sur l’improvisation live, les samples cradingues et une batterie électronique qui n’a pas peur de l’expérimentation. Wesseltoft aime à dire : “Il n’y a plus d’excuse pour cloisonner la musique. Le jazz, c’est la liberté, tout simplement.” (source : DownBeat Magazine)

  • À Stockholm, Koop invente un jazz onirique samplé comme un patchwork sonore vintage.
  • À Munich, les soirées Future Jazz rassemblent DJs, instruments et projections visuelles.
  • À New York, Nuyorican Soul repense le latin jazz via le prisme house et broken beat.

Cet éclatement géographique illustre la nature globale du nu-jazz, qui s’affranchit des frontières et invente une cartographie mouvante, en réseau.

Le nu-jazz a surtout redéfini trois axes majeurs du jazz moderne :

  1. Le processus de production : Le rôle des producteurs et DJs gagne en importance. Les tracks se construisent comme des puzzles entre live et studio, entre prise directe et échantillonnage.
  2. Les textures sonores hybrides : on “sample” les vinyles de jazz, on manipule des boucles de batterie sur Ableton Live, on adosse à la scène des DJs improvisant aux côtés de musiciens live.
  3. La notion d’improvisation : elle s’élargit à l’instant présent mais aussi à la manipulation du son — scratch, effets, edits en direct. La frontière entre DJ et musicien s’estompe, tout comme celle entre concert et set.

On peut sentir cette bascule dans les festivals : au Montreux Jazz Festival en 2003, près de 20% de la programmation intègre alors des projets électroniques-jazz hybrides, contre moins de 5% à la fin des années 90 (source : archives Montreux Jazz Festival).

Si la “révolution nu-jazz” a autant marqué, c’est aussi parce qu’elle a remis le jazz sur la piste de danse. Les clubs mythiques de Londres (Giant Steps, Fabric), Berlin (Watergate), Paris (Rex Club, New Morning) ouvrent leurs portes à ces nouveaux apôtres qui brouillent les genres.

En 2001, St Germain emporte une Victoire de la Musique pour “Tourist”, preuve d’une reconnaissance inédite. En Allemagne, Jazzanova remplit des salles autrefois allergiques au jazz. Et le public suit : en France, selon le CNV (Centre National de la Variété), la catégorie jazz voit une hausse de fréquentation de 15% entre 2000 et 2005, jamais observée auparavant.

  • Les DJ sets hybrides deviennent la norme dans les festivals (North Sea Jazz, Montreux).
  • Naissance d’une génération de diggers et de producteurs obsédés par le groove, de Gilles Peterson (BBC) à Laurent Garnier.
  • L’industrie du disque s’adapte : le terme “nu-jazz” devient un argument marketing.

Le nu-jazz revitalise l’image du jazz, le désacralise, le rend à nouveau jeune, social, imprévisible.

Ce mouvement ne s’est pas évaporé en 2010 avec la montée des scènes alternative R&B ou néo-soul. Bien au contraire, il a laissé des traces profondes : Moteur dans les trajectoires de Kamaal Williams, Nubya Garcia, BADBADNOTGOOD ou encore Yussef Kamaal, le nu-jazz pose les prémices, les outils et l’attitude.

On retrouve ses codes :

  • La fusion permanente (jazz x hip-hop x électro x musiques traditionnelles)
  • La liberté rythmique (breakbeats, triplets, swing post-moderne)
  • La valorisation de la production studio comme terrain d’expérimentation

Aujourd’hui, de festivals en playlists, de labels (International Anthem, Brownswood) à vidéos virales de Tiny Desk Concerts, cet esprit “nu-jazz” irrigue toute une génération qui refuse les cloisons. À Londres, la scène jazz actuelle doit beaucoup aux héritiers directs des pionniers nu-jazz — Shabaka Hutchings citant volontiers les excès électroniques des années 2000 comme inspiration (source : The Guardian).

Le nu-jazz aura fait ce que le jazz a toujours su faire dans ses meilleures années : briser la routine, ouvrir les fenêtres, danser dans la poussière et le futur. C’est ce souffle-là que l’on entend, encore aujourd’hui, dans chaque accord bleu et chaque basse qui claque. Un laboratoire à ciel ouvert, où la tradition aime s’égarer, décrocher, revenir, réinventée.