Quand le jazz pulse sur circuit imprimé : plongée dans la révolution électronique des années 2010

31 octobre 2025

À la croisée d’un club obscur de Londres et d’un home-studio du Bronx, le jazz a changé de visage. C’était au tournant des années 2010, au moment où certains commençaient à murmurer que le jazz était une affaire de conservatoires, de temples intouchables, de mythes figés. Ironie du sort : le jazz n’a jamais été aussi vivant que lorsqu’il a branché ses câbles sur les machines.

Mais pourquoi, après tant d’héritages acoustiques, le jazz a-t-il ressenti ce besoin impérieux de se tourner vers les musiques électroniques ? Aucune réponse simple, mais une myriade de détonateurs, autant sociétaux que musicaux, qui ont redéfini les contours du genre. Décryptage d’une mue spectaculaire.

Le jazz, par essence, est une musique d’appropriation, née de la collision entre les chants africains, le blues, les fanfares européennes. Cette capacité à absorber ses environnements immédiats a été illustrée tout au long du XXe siècle – du be-bop jouant avec la modernité urbaine des années 40 à la fusion avec le rock dans les années 70 (pensez à Miles Davis et son Bitches Brew de 1970).

De tous temps, le jazz a donc été avide de nouveaux langages. Mais dans les années 2010, ce n’est pas un instrument “physique” que le jazz embrasse, mais une façon d’appréhender le son. La démocratisation des logiciels comme Ableton Live ou Logic Pro, l’explosion des home-studios et le boom de la culture beatmaking ont réinventé les frontières du possible. Soudain, l’instrument devient la production elle-même. Selon une étude de Music Trades (2018), les ventes mondiales d’instruments électroniques ont augmenté de 23% entre 2010 et 2017, une tendance visible sur les scènes jazz les plus innovantes.

Impossible d’ignorer l’importance du “London Sound” dans ce grand tournant. C’est à Londres que la fusion entre jazz et électronique a connu l’une de ses plus grandes accélérations. Au cœur des quartiers de Peckham ou de Camden, des collectifs surgissent, expérimentent, bousculent.

  • Ezra Collective : Branchés sur Fela Kuti autant que sur Madlib, ils mêlent improvisation et beatmaking live, ouvrant la voie à une génération entière.
  • Moses Boyd : Batteur et producteur, il sample ses propres batteries sur pads, injecte de la grime et de l’afrobeat à la Coltrane dans ses morceaux.
  • Floating Points : Avec un background de neuroscientifique, il relie synthés modulaires et harmonies jazz pour façonner un son radicalement neuf.

Le magazine Jazzwise notait en 2019 que 60% des artistes “jazz émergent” recensés à Londres utilisaient régulièrement des outils électroniques dans leurs créations. Plus qu’un effet de mode, un véritable sillage.

Dans les années 2010, un mot-clé : la circulation. L’émergence des plateformes comme SoundCloud ou Bandcamp a permis à des producteurs hip-hop, des DJs, des beatmakers de dialoguer instantanément avec des musiciens jazz du monde entier. La culture du “remix”, déjà très présente dans l'électronique, contaminer le jazz.

  • Robert Glasper, fer de lance de cette hybridation, raconte que certains de ses morceaux ont été “remixés” avant même leur sortie officielle, les versions électroniques circulant alors plus largement que les titres originaux (Interview NPR, 2016).
  • Le collectif Hiatus Kaiyote (Australie) explose sur SoundCloud en associant néo-soul, jazz et électronique – preuve de la vitesse de cette hybridation sans frontières.

Selon Spotify, le terme “jazz electronic” a vu sa popularité croître de 45% dans les playlists éditoriales entre 2013 et 2019, témoignant d’un appétit croissant du public pour ces croisements.

Un mouvement ne prend jamais toute son ampleur sans l’appui de défricheurs derrière les platines et les bureaux des maisons de disques. Les années 2010 ont vu surgir des labels radicaux, prêts à miser sur des artistes qui brouillent les pistes.

  • Brainfeeder (fondé par Flying Lotus à Los Angeles) : Le Jazz y tutoie l’électro, la trap et l’acid house. Kamasi Washington, Thundercat, Taylor McFerrin… Tous ont posé des jalons sur cette ligne de crête.
  • International Anthem (Chicago) : Avec Makaya McCraven et Jeff Parker, on mêle batteries déconstruites, samples live et manipulations numériques sur bande, créant ce que The Wire a appelé “le jazz du 21e siècle en direct du vaisseau-mère”.
  • Gondwana Records (Manchester) : Porté par Matthew Halsall, ce label multiplie les éditions vinyles où les nappes électroniques se fondent au lyrisme des cuivres.

Ces maisons poussent les artistes à plonger dans l’inconnu, à hybrider pour mieux se réinventer. On note par ailleurs qu’en 2016, 27% des nominations au Mercury Prize britannique comportaient des productions ouvertement influencées par l’électronique, un record historique.

L’irruption de la culture du “beat” a profondément remodelé la structure même du jazz moderne. Les musiciens des années 2010 ont grandi avec le hip-hop, le trip-hop, le dubstep – plus rien ne séparait le club de la scène.

  1. Doigts sur les pads : Beaucoup de jazzmen des années 2010, comme Christian Scott aTunde Adjuah, construisent des morceaux à base de cuts, de samples, manipulant les séquenceurs comme ils manipulent les gammes.
  2. Du live au laptop : L’intégration de looper et de boîtes à rythmes dans les concerts est désormais routine. Même dans les grandes salles, on assiste à des échanges entre laptop et batterie, pads et saxophones.
  3. Improvisation augmentée : L’utilisation du MIDI permet une transition instantanée entre l’humain et la machine. Immanuel Wilkins (Blue Note) expliquait en 2019 à DownBeat qu’il “conçoit désormais les solos comme des paysages sonores à manipuler en temps réel par des effets ou des delays, pas seulement comme des discours linéaires”.

L’apport de l’électronique ne se limite pas à la simple intégration d’un synthé ou d’une boîte à rythmes. La manière même de penser la composition évolue. Le son devient matière, qu’on façonne, découpe, filtre, tord.

Quelques points saillants :

  • Ecriture modulaire : On construit, déconstruit, recompose. Beaucoup de morceaux sont écrits “par boucles”, avec des motifs répétitifs qui rappellent le travail des DJs.
  • Textures et sound-design : Les artistes accordent une importance nouvelle à la matière sonore brute – saturation, glitchs, granularité. On n’improvise plus seulement sur les notes : on improvise sur les textures.
  • L’expérience immersive : L’album devient une expérience quasi cinématographique. Pensons à You’re Dead! de Flying Lotus, où chaque piste est un fragment d’univers aussi narratif que musical.

Le festival Montreux Jazz a recensé, entre 2013 et 2019, une multiplication par trois du nombre de sets explicitement “électroniques” ou “hybrides” sur ses scènes nocturnes. Le public, avide d’expériences neuves, suit la cadence.

  • Shabaka Hutchings : Porté par Sons of Kemet ou The Comet Is Coming, il injecte du psychédélisme et de l’electronica dans ses fulgurances de sax. En 2018, Jazz Album of the Year pour le Guardian.
  • Tigran Hamasyan : Pianiste arménien punché à l'influence rock, métal, et électro, lui aussi saute d’un synthé analogique à un enregistrement acoustique sur le même album.
  • Makaya McCraven : Maestro du “sampling live”, il bâtit ses disques par collages micrologiques, micro-samples de sessions, retravaillés à la volée sur logiciel. Son Universal Beings (2018) a été salué comme “le Blue Note du XXIe siècle” (The New York Times).
  • GoGo Penguin : Ce trio de Manchester resserre les liens entre minimalisme de Steve Reich, breakbeat et plages électroniques. Leur tournée 2016/2017 affiche complet dans 10 pays, les propulsant comme porte-drapeaux d’une génération “crossover”.
Année Événement clé Chiffre ou anecdote
2015 Sortie de The Epic (Kamasi Washington) Top 10 Billboard Jazz Albums pendant 24 semaines, album influencé par la scène électronique de Los Angeles (source : Billboard)
2016 Montée du jazz “électronique” au Glastonbury Festival Première année où trois artistes jazz/electro sont à l’affiche principale
2017 Ouverture de la Worldwide FM par Gilles Peterson Plus de 300% d’augmentation d’émissions consacrées à l’hybridation jazz/électronique (source : Worldwide FM stats 2017)

Le jazz et l’électronique partagent aujourd’hui plus qu’une simple affinité : une volonté de rendre poreuses les frontières, de chercher la transe au cœur de l’improvisation, de faire vibrer le sol sous les pieds comme dans le casque confiné d’un producteur de beats. Dans l’ombre d’un club londonien ou la lumière d’un festival californien, c’est le même feu de l’audace qui brûle.

La décennie 2010 aura donc vu le jazz gagner en liberté ce qu’il perdait parfois en “pureté” académique. En s’ouvrant à l’électronique, il a inventé de nouveaux ailleurs, donnés des envies de nuits blanches et de danses lunaires, tissé un langage contemporain où l’humain et la machine se répondent, s’interrogent, et s’improvisent. Et la suite ? Un océan d’inconnues, mais une certitude : tant qu’il y aura des créateurs pour naviguer entre les mondes, le jazz ne cessera de muter.