Quand le Danube s’invite à Harlem : l’influence des musiques traditionnelles d’Europe de l’Est sur le jazz contemporain

4 octobre 2025

Sous les voûtes feutrées des clubs new-yorkais ou la lumière bleutée des scènes berlinoises, un frisson inattendu parcourt le jazz moderne. Il claque dans la syncope, se love dans une mélodie étrange, surgit comme un revenant dans les improvisations. Un parfum d’Europe de l’Est, venu chatouiller le jazz, l’aérien et le tellurique, depuis près d’un siècle. Mais comment ces musiques de villages, de fêtes populaires ou de synagogues, venues de Roumanie, de Bulgarie, de Hongrie ou de la Pologne, ont-elles sculpté le visage du jazz d’aujourd’hui ?

Si, jadis, le jazz a puisé dans le blues et les chants afro-américains la moelle de sa révolte, il s’abreuve depuis cinquante ans à d’autres sources – plus troubles, plus anciennes, venues des Carpates comme d’Odessa. Cette histoire-là commence bien avant l’ère des playlists, sur les routes migratoires, au fond de valises brinquebalantes emplis de clarinettes et d’accordéons. Les jazzmen s’en sont emparés pour bousculer leur grammaire : le résultat, c’est cette polyphonie d’aujourd’hui, insaisissable, qui relie Brooklyn à Bucarest.

Le jazz adore les surprises rythmiques. C’est même sa signature. Mais lorsqu’il croise la route des musiques traditionnelles d’Europe de l’Est, il s’offre un nouveau terrain de jeu : celui des rythmes asymétriques. Les Balkans tricotent depuis des siècles des danses furieuses en 7/8 (le célèbre “ratchenitsa” bulgare), en 9/8 ou même en 11/16. Un arsenal de mesures impaires qui laisse pantois même le plus chevronné des batteurs de jazz – sauf, peut-être, ceux précisément venus de cette région. En 2007 déjà, le New York Times consacrait un article à “l’invasion balkanique” sur la scène jazz américaine, citant la façon dont Dave Brubeck, dès 1959, avait popularisé ces métriques avec “Blue Rondo à la Turk”, déjà inspiré par les formes turques et bulgares.

  • Le jazz manouche aux mains de Django Reinhardt s’imprègne dès les années 1930 de valses gitanes (3/4, 6/8), de rythmes de danse roumaines et slaves, jetant un pont entre Paris et l’Europe centrale.
  • Le pianiste Brad Mehldau s’amuse dans ses derniers albums (notamment “Seymour Reads The Constitution!”) avec des cycles asymétriques hérités de la musique folklorique hongroise.
  • Dans “Eastern European Folk Tunes for Jazz Ensemble”, de nombreuses partitions récentes réarrangent les rythmes traditionnels pour les big bands modernes (voir Hal Leonard Corporation, 2014).

Résultat : le jazz moderne, surtout en Europe, s’affirme comme un laboratoire rythmique. Des groupes comme Shai Maestro Trio injectent les mesures impaires dans l’impro et la composition, donnant un sentiment d’exaltation, de vertige, absent du swing traditionnel. Ce jeu du déséquilibre, c’est la patte balkanique.

Impossible d’évoquer l’influence des musiques d’Europe de l’Est sans parler de leurs mélodies. “Oï, oï, oï”, soupirent les chants klezmer… Ces lignes, à la fois rieuses et mélancoliques, traînent un parfum d’exil et de fête. Là où le jazz affectionne les “blue notes”, ces demi-tons plaintifs nés du blues, les musiques klezmer, roumaines ou tsiganes privilégient quant à elles des intervalles de seconde augmentée, les fameux sauts “orientaux”, gorgés de tension et de séduction.

  • Le clarinettiste David Krakauer a électrisé la scène new-yorkaise dès les années 1990 en injectant l’âme klezmer dans le free jazz (voir son album “The Twelve Tribes”, 2001).
  • Le saxophoniste John Zorn et son projet “Masada” mêle les gammes hébraïques (mixtes de mineur harmonique et de modes orientaux) à l’improvisation jazz.
  • Les compositions du contrebassiste Avishai Cohen puisent explicitement dans les mélodies sépharades et ashkénazes, insufflant aux harmonies jazz une profondeur inédite.

Dès 2017, “Downbeat Magazine” notait l’engouement croissant pour ces sonorités, citant plus de 70 albums de jazz américains et européens intégrant des influences orientales ou d’Europe de l’Est.

Si le piano Fender Rhodes ou la basse électrique avaient conquis les années 1970, voilà que d’autres instruments, longtemps relégués aux bals populaires ou aux orchestres de mariage, s’arrogent une place de choix sur la scène jazz. L’accordéon, le violon tsigane, le cymbalum (cette grande boîte à cordes frappées très populaire en Hongrie et Roumanie), la clarinette trempée de vodkas des villages yiddish… Parmi les groupes qui osent ce mélange :

  • Yom, “The New King of Klezmer Clarinet”, fusionne clarinette, basse électrique et batterie et s’inspire autant de John Coltrane que de la musique hassidique.
  • Le duo Tcha Limberger-Dave Kelbie réconcilie swing manouche et violon hongrois, métissant les valses, czardas et tangos sur la scène parisienne.
  • Sur la scène londonienne, The Turbans ou Babel Nova Orkestar multiplient les incursions : trompette jazz lançant un appel sur un tambour surdó bulgare !

Les festivals “Balkan Beat Box” (créé en Israël puis implanté à Berlin) ou Jazz à la Villette consacrent quasiment chaque année une-scène à ces hybrides, attestant de leur vitalité (voir Le Monde, 2023).

L’histoire de cette influence n’est pas qu’esthétique : c’est d’abord celle de migrations, de trajectoires de vies. Dès les années 1920, avec la grande vague d’émigration juive d’Europe de l’Est vers l’Amérique, le Lower East Side grouille de musiciens baltes, polonais, russes. La clarinette d’Artie Shaw s’inspire déjà du klezmer, tandis que les “gypsy orchestras” débarquent à Paris. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, certains jazzmen traversent le Rideau de Fer et ramènent dans leurs bagages des carnets de chants populaires, des partitions folkloriques, des enregistrements de terrain réalisés par Béla Bartók ou Zoltán Kodály dans les villages hongrois et roumains (la collection Bartók à l’Académie Franz Liszt reste une réserve d’inventivité pour compositeurs contemporains).

  • Plus de 3 millions d’Européens de l’Est émigrent vers l’Ouest entre 1945 et 1960. Une synergie discrète mais profonde s’opère : les fils (et petit-fils) de ces migrants, de John Zorn à Frank London ou Roby Lakatos, réécrivent la grammaire du jazz international depuis les années 1990.
  • L’influence perdure dans les orchestres tchèques, polonais, sérbes et roumains qui triomphent aujourd’hui dans les festivals américains et scandinaves (JazzTimes, 2023).

Les labels européens, autrefois périphériques, sont aujourd’hui de véritables incubateurs de créativité. Le label polonais Polska Music multiplie les collaborations entre jazzmen locaux et tsiganes traditionnels ; en Serbie, Metropolis Records propulse chaque année de nouveaux groupes mariant hip-hop, beats jazz et harmonies balkaniques. La série “Jazz Meets Folk” du label hongrois Budapest Music Center voit le pianiste Kristóf Bacsó dialoguer avec des joueurs de cymbalum sur chaque opus. À l’Ouest, ACT (Allemagne) et For-tune (Pologne) font le pari de l’expérimentation, produisant des artistes comme Leszek Możdżer ou Atom String Quartet, dont les œuvres nomades font le tour du monde. Les chiffres parlent : sur la décennie 2010-2020, la participation d’artistes issus d’Europe de l’Est dans les trois plus grands festivals européens (Montreux, Jazz à Vienne, North Sea Jazz) a augmenté de 37% (voir Jazzwise Magazine, 2021).

  • En 2022, le Bucharest International Jazz Competition recevait plus de 270 candidatures de 45 pays, chiffre record depuis sa création. Près d’un tiers des groupes représentaient une alliance jazz et musique traditionnelle est-européenne.
  • Shai Maestro, figure du label ECM, n’hésite plus à imprimer les rythmes bulgares à ses compositions jazz, tout en gardant une esthétique nord-européenne raffinée.

Ce brassage ne s’interrompt pas : il s’accélère, s’intensifie, porté par des musiciens nés avec la diversité comme colonne vertébrale. Des festivals comme Jazzablanca (Maroc) ou Gărâna Jazz Festival (Roumanie) offrent chaque année la preuve que le jazz, en traversant la plaine de Pannonie ou les rives du Bosphore, a inventé un nouveau langage. Un jazz du grand large, qui, en s’abreuvant à la tradition, retrouve toujours la fraîcheur de l’exploration.

Ce souffle d’Europe de l’Est, c’est celui d’hier et d’aujourd’hui. Il s’entend dans la syncope imprévisible d’une batterie, le cri d’une clarinette écorchée, la solitude d’une mélodie qui danse entre deux mondes. Il offre au jazz, plus que jamais, la tentation de l’infini.

Pour aller plus loin :