Du ragtime au nu-jazz : le grand voyage du jazz à travers les époques

10 octobre 2025

On pourrait croire que le jazz est né d’un claquement de doigts dans un club enfumé de la Nouvelle-Orléans. Mais la vérité est toujours plus nuancée. À l’aube du XX siècle, sur les rives du Mississippi, c’est un fleuve d’influences qui se mêle : chants de travail afro-américains, spirituals, blues rural, folklore créole et un zeste de ragtime importé de Saint-Louis. Le jazz est une alchimie. Ce mot, apparu en 1912 dans la presse californienne selon les archives du périodique San Francisco Bulletin, ne prendra tout son sens musical qu’avec les premières fanfares descendues dans les rues de Storyville.

Ce sont ces brass bands, bardés de cuivres et de rythmes syncopés, qui donneront le la au jazz originel. Vers 1917, la toute première trace discographique arrive : l’Original Dixieland Jass Band (ODJB) grave le premier 78 tours connu comme “Livery Stable Blues”. Un coup de tonnerre culturel. Pourtant, le blues – et ses figures comme Mamie Smith, première chanteuse afro-américaine à enregistrer un disque ("Crazy Blues", 1920) – irriguent déjà les veines de cette musique en devenir.

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la Grande Migration pousse des milliers d’afro-américains vers les villes industrielles du Nord. Le jazz sillonne alors le pays, des bordels de Storyville aux clubs privés de Chicago et de Harlem.

Années 1920 : l’ère du “Jazz Age”, baptisée ainsi par F. Scott Fitzgerald, s’installe. Le jazz devient la bande-son d’une Amérique en quête de défoulement. King Oliver, Louis Armstrong et Jelly Roll Morton électrisent les foules. En 1922, Armstrong rejoint le Creole Jazz Band à Chicago, propulsant la trompette au premier plan.

Mais c’est Harlem qui va donner au jazz sa dimension orchestrale, avec le Harlem Renaissance. Dans les années 1930, les big bands de Duke Ellington, Count Basie ou Fletcher Henderson, parfois composés de 16 à 20 musiciens, métamorphosent le jazz en une musique à danser, endiablée et sophistiquée : le swing. Au Savoy Ballroom, la légende raconte que l’énergie de la piste faisait vibrer le parquet au point de dérégler les montures de lunettes.

  • 1925 : Premier microphone électromagnétique, qui révolutionne l’enregistrement et sublime la voix de Bessie Smith ou Billie Holiday.
  • 1938 : Premier concert de jazz au Carnegie Hall à New York par Benny Goodman, symbolisant la reconnaissance du jazz par l’élite culturelle.

Le jazz commence à s’exporter. Django Reinhardt, guitariste manouche, fonde le Quintette du Hot Club de France avec Stéphane Grappelli, posant les bases du jazz européen.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le jazz explose. Terminée l’ère des big bands et du swing calibré. Une génération de jeunes rebelles s'amuse à saboter les habitudes. C’est l’avènement du bebop, genre aux tempi furieux, harmonies alambiquées et improvisations vertigineuses.

Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk – ces noms résonnent comme autant de manifestes. Au Minton’s Playhouse de Harlem ou au Five Spot, les standards s’étirent, se tordent, se décomposent. Dans ce bouillonnement, le jazz n’est plus seulement une musique à danser, il devient une musique à écouter, à décrypter.

  • 1945 : “Ko-Ko” de Charlie Parker, point de bascule du bebop.
  • Les clubs s’ouvrent à Greenwich Village, épicentre de l’avant-garde jazzistique.

La même décennie voit éclore le cool jazz sur la Côte Ouest, porté par des figures comme Chet Baker ou Dave Brubeck, cherchant, à l’opposé du bebop, à apaiser le jeu, à ouvrir des espaces de silence. Les albums "Birth of the Cool" (Miles Davis, 1949-50) ou “Time Out” (Dave Brubeck, 1959) deviennent des jalons.

Impossible de parler de l’évolution du jazz sans évoquer son rôle dans les luttes sociales. Dans les années 1960, alors que la société américaine tangue entre contestation des droits civiques et guerre du Vietnam, le jazz aussi prend parti.

L’émergence du free jazz, impulsé par Ornette Coleman (« The Shape of Jazz to Come », 1959) et poursuivi par John Coltrane (« A Love Supreme », 1965), Albert Ayler et Pharoah Sanders, bouscule tout sur son passage. Plus de contraintes rythmiques, mélodiques ou harmoniques : la prise de parole est totale, politique, parfois rageuse.

  • 1964 : Coltrane dédie “Alabama” aux victimes d’un attentat raciste, offrant au jazz une charge émotionnelle inédite.
  • La Great Day in Harlem (photo de 1958) rassemble 57 musiciens afro-américains, symbole d’une génération unie par la musique et la revendication.

C’est aussi l’époque où le jazz électronique s’annonce. Miles Davis, toujours en avance, publie "Bitches Brew" (1970), qui fonde le jazz-rock (ou fusion), et s’entoure de musiciens qui donneront naissance à Weather Report, Mahavishnu Orchestra ou Return To Forever.

Si le jazz éclot en Amérique, il ne tarde pas à contaminer le globe. Dès les années 1950, le genre s’infuse d’autres traditions :

  • En France : Claude Bolling, Martial Solal, et la scène du Saint-Germain-des-Prés.
  • Au Brésil : la bossa nova, qui fusionne samba et cool jazz, conquiert le monde avec João Gilberto, Antonio Carlos Jobim et Stan Getz – “The Girl from Ipanema” (1964).
  • Au Japon : en 1961, Art Blakey enflamme le Sannomiya Civic Auditorium de Kobe, lançant la mode du jazz live enregistré à l’étranger.
  • En Afrique du Sud : la scène “Cape Jazz”, portée par Abdullah Ibrahim, entre lutte anti-apartheid et métissage sonore.

Le jazz dialogue avec les musiques du monde : Carlos Santana mélange jazz et rock latino, Herbie Hancock pimente son jeu de funk (“Head Hunters”, 1973), tandis que Sun Ra s’embarque dans l’afrofuturisme.

Contre toute attente, le jazz, à nouveau, mute. Aux États-Unis, c’est le renouveau du “young lions movement” : Wynton Marsalis, Joshua Redman, Roy Hargrove défendent un jazz encravaté, fidèle à la tradition acoustique, recalant toute influence pop.

Mais ailleurs la donne change. En Europe, labels comme ECM (fondé par Manfred Eicher en 1969) ouvrent des voies minimalistes et contemplatives. En Grande-Bretagne, l’acid jazz, porté par Jamiroquai et Incognito, fait danser les boîtes de nuit.

La révolution électronique des années 1990 ne tarde pas à séduire aussi le jazz : Erik Truffaz, Bugge Wesseltoft, ou Nils Petter Molvaer inventent un nu-jazz aérien, où les nappes électroniques floutent la frontière entre improvisations et productions studio.

Et c’est l’époque qui voit éclore, dans l’ombre, les voix de musiciens femmes et des artistes LGBTQ+, longtemps invisibilisés dans une scène historiquement masculine. Selon une enquête de JazzTimes (2019), plus d’un tiers des nouveaux projets jazz signés étaient menés par des musiciennes ou des collectifs mixtes – un tournant historique.

  • Plus de 0,7 million d’albums de jazz vendus chaque année en France entre 1999 et 2002 (source : SNEP), preuve d’un public fidèle malgré la concurrence des musiques populaires.
  • Des festivals majeurs s’imposent : North Sea Jazz Festival, Jazz à Vienne, Montreux, créant un véritable réseau international.

Comment capturer la vitalité du jazz actuel, sinon par une mosaïque polyphonique ? À Londres, le collectif Steam Down, Nubya Garcia, Shabaka Hutchings ressuscitent les sub-bass, les rythmiques grime et les accents afro-caribéens dans une explosion sensorielle. Aux États-Unis, Kamasi Washington et Robert Glasper injectent du hip-hop, du R’n’B et des samples dans un jazz cosmopolite, tandis qu’à Paris ou Bamako, on ne compte plus les ponts jetés entre tradition et modernité (Cheick Tidiane Seck, Anne Paceo, Laurent Bardainne…).

Les chiffres donnent le tournis. Selon le rapport Nielsen 2022, l’écoute de jazz sur les plateformes numériques a bondi de 19% en un an, rajeunissant le public : 43% des auditeurs de jazz sur Spotify avaient moins de 35 ans.

  • 2021 : le label Blue Note célèbre ses 82 ans avec une programmation ouverte à l’électro et à l’afrofuturisme.
  • Plus de 3 000 festivals de jazz actifs dans le monde selon JazzAlliance International (2023).

Le jazz ne se contente plus de traverser les frontières : il s’en nourrit. Dans la veine afro-futuriste d’un Moses Boyd ou la poésie urbaine d’une Mélissa Laveaux, le genre redessine sans cesse sa carte d’identité. Certains parlent d’une dilution. D’autres, plus rêveurs, célèbrent cette ouverture infinie – car le jazz a toujours été, fondamentalement, une invitation à l’écoute, au partage et à la métamorphose.

Chaque décennie du jazz a été un terrain d’expérimentation, de frottements, parfois de conflits, toujours d’audace. Cette musique de contrastes ne se contente pas d’habiller l’Histoire : elle l’écrit, la contredit, la rêve et la réinvente.

Que leur inspiration vienne des spirituals du Deep South, de l’acid jazz des années 90 ou des saturations digitales d’aujourd’hui, les artistes poursuivent encore ce grand élan vital qui fait du jazz une musique vivante, surprenante, et plus que jamais imprévisible. On croyait tout connaître, puis soudain un nouveau groove, une voix émergente ou un label audacieux vient bousculer la donne. Naviguer sur les eaux du jazz, c’est accepter le vertige, embrasser l’inattendu. Le voyage ne fait que commencer.