Sous tension et voltage : les chemins électrifiés du jazz contemporain

10 juillet 2025

On l’oublie parfois, mais le jazz a toujours flirté avec la technologie. Du microphone dans les big bands aux pédales d’effets 60’s, l’aventure n’est pas neuve. Mais depuis 20 ans, l’explosion des tools électroniques réécrit la grammaire même du jazz.

  • L’ascension de la scène londonienne : En 2015, plus de 40% des sorties jazz anglaises mettaient en avant des synthétiseurs, d’après Jazzwise. Des collectifs comme 22a Records ou Steam Down ont rapidement embrassé boîtes à rythmes et Moogs, en écho à la scène broken beat, grime et house locale.
  • La redécouverte du « jazz fusion » : Les héritiers de Herbie Hancock ou Weather Report n’ont jamais disparu, mais le regard sur les sons analogiques s’est transformé avec le renouveau du vinyle et l’explosion du streaming. Un album comme The Epic (Kamasi Washington, 2015) ou les travaux de Robert Glasper conjuguent virtuosité acoustique et nappes synthétiques, popularisant cet alliage.

Il ne s’agit donc pas d’une simple mode : l’envie de bousculer la matière sonore jazz est profonde, inscrite dans la quête même d’innovation chère au genre. Les synthétiseurs offrent un vocabulaire nouveau, un spectre étendu, une couleur qui ne doit rien au hasard.

Le choix de tel ou tel synthé est rarement neutre. Chaque machine véhicule sa légende, son timbre, son « grain ». Un Fender Rhodes a la chaleur feutrée d’un soir d’été ; un ARP Odyssey distille une distorsion cinématique. L’oreille du musicien, affûtée par les grands maîtres du passé, pioche dans cette panoplie pour ouvrir des fenêtres dans le présent.

  • Les claviers vintage :
    • Fender Rhodes, Wurlitzer : Instruments fétiches de la soul et du jazz funk, ils rêvent les seventies, convoquent Stevie Wonder ou George Duke. Leur usage dans le jazz actuel est autant un clin d’œil nostalgique qu’une volonté, pour certains, d’ancrer leur musique dans une tradition chaleureuse, texturée.
    • Minimoog, ARP Odyssey, Prophet-5 : Leurs sonorités acides, parfois abrasives, offrent des solos plus radicaux, comme chez Shabaka Hutchings (Sons of Kemet, The Comet Is Coming) ou chez Makaya McCraven. On recherche ici une énergie, une densité presque rock, où la saturation devient un geste expressif.
  • Le numérique, palette infinie : Le choix des claviers comme le Nord Stage, ou l’arrivée des plug-ins VST, permet d’aller bien au-delà de la simple imitation. Nombre de producteurs jazz utilisent aujourd’hui Ableton ou Logic comme un instrument à part entière, avec une précision et une souplesse sonore qui aurait fait pâlir les anciens chefs d’orchestre.

Si Miles Davis témoignait déjà dans les années 70 d’un « besoin d’électricité », l’usage de la machine aujourd’hui trouve une pluralité d’intentions. Ce sont autant de choix esthétiques guidés par :

  1. La recherche du groove : L’intégration de la boîte à rythmes ou du séquenceur n’a souvent rien d’arbitraire : elle vient créer une tension nouvelle, presque hypnotique. The Comet Is Coming pousse à l’extrême ce dialogue, le saxophone mutant de Shabaka se frottant à des grooves électro martelés. L’idée ? Emprunter le pouvoir d’entraînement des musiques électroniques et du hip-hop, tout en les détournant par l’improvisation.
  2. De nouvelles textures sonores : Les effets, delays, réverbes, modulations, permettent d’étirer, de brouiller la frontière entre l’instrumental et la machine. Chez Nik Bärtsch ou GoGo Penguin, le piano traité devient matériau plastique, s’alliant aux pads synthétiques pour créer d’étranges paysages auditifs, parfois plus proches d’Aphex Twin que de Coltrane.
  3. Une revendication esthétique (et parfois politique) : Pour certains (Nubya Garcia, Moses Boyd), il s’agit d’incarner la diversité et l’énergie des mégalopoles, de faire exploser les catégories. Le choix du beat, du grain synthétique, dit l’époque : il invite l’afrobeat, la trap, la drum’n’bass dans la maison jazz, refusant un certain académisme.

Le journaliste Ben Ratliff du New York Times évoquait déjà, dès 2017, ce « jazz électronique mutant » comme un signe des temps, appuyé par la multiplication des disques hybrides sur Bandcamp : en France, Irène Drésel et Slim Paul participent aussi de cette hybridation au-delà des frontières.

Au cœur de la pratique jazz, l’improvisation règne comme une déesse païenne. Or, les machines imposent des cadres nouveaux, parfois perçus comme des limitations. Mais loin de tuer la spontanéité, elles l’aiguisent différemment.

  • Loopers et samplers : Ils permettent de jouer sur la mémoire immédiate, le bond en arrière. Un motif est capturé, puis revisité en direct. Robert Glasper ou Jacob Collier excellent dans ce jeu de miroirs instantanés, empruntant aux beatmakers hip-hop autant qu’à la tradition jazz.
  • Boîtes à rythmes synchronisées : Elles donnent une structure, parfois implacable, sur laquelle l’improvisation vient ricocher. Mais certains, comme Makaya McCraven, détournent la logique séquentielle en jouant sur du live sampling, ré-injectant de la surprise et du vivant dans un monde de la boucle.

L’enjeu esthétique est de taille : poser telle séquence, la laisser vivre, ou bien la briser ? Irriguer le relief d’un solo tortueux, ou s’abandonner à la pulsation mécanique ? Cette tension nourrit l’écriture, mais aussi la réception : le public jazz d’aujourd’hui, souvent (35% selon Jazz Magazine, 2022) constitué de moins de 35 ans, a grandi avec la culture du beat, du sample, du cut.

Un autre choix, moins évident mais tout aussi esthétique : la part laissée au geste, à l’incarnation. Sur scène, manipuler un synthé ou bidouiller un pad n’est pas qu’une question de technique, mais de dramaturgie.

  • L’effet visuel et narratif : Voir un artiste jouer d’un Rhodes vintage ou tordre le son d’un Korg en direct crée une tension scénique. Nombre de musiciens (comme le duo Yussef Kamaal sur la scène de Worldwide Festival en 2016) intègrent la manip’ live comme moment de bravoure, un équilibre parfait entre l’humain et la machine.
  • L’enjeu de la transmission : Loin d’être réservé à une élite, le numérique démocratise l’écriture collective. Les ateliers jazz incluent désormais fréquemment les machines dans leurs cursus, comme au Berklee College of Music où plus de 25% des élèves en jazz travaillent aujourd’hui sur Ableton Live ou Maschine (source : Berklee 2023).

La frontière entre le studio et la scène s’efface, et avec elle un pan entier de la mythologie jazz – ce qui invite à de nouveaux rituels, de nouvelles improvisations. Le studio devient laboratoire scénique, la scène, studio vivant.

  • The Comet Is Coming – Trust In The Lifeforce Of The Deep Mystery (Impulse!, 2019) : Dialogue fiévreux entre synthés modulaires et saxophone lysergique.
  • Makaya McCraven – Universal Beings (International Anthem, 2018) : Collage, live sampling, jazz post-genre, entre Chicago, Londres, Los Angeles et New York.
  • Robert Glasper Experiment – Black Radio (Blue Note, 2012) : Le crossover hip-hop/jazz que personne n’attendait, propulsé à coups de claviers et de grooves futuristes.
  • Yussef Kamaal – Black Focus (Brownswood, 2016) : Vitalité, tradition londonienne, pulsation électronique, improvisation tribale.

L’ironie veut que le jazz, ce langage qui n’a cessé de repousser ses propres frontières, trouve dans les circuits imprimés et les oscillateurs un nouveau feu sacré. Plus qu’une évolution technologique, l’usage des machines et synthétiseurs dans le jazz est souvent affaire de posture, de désir de dialogue : entre passé et futur, geste humain et mémoire binaire, collectif et codes.

Les choix esthétiques guident l’électricité vers la poésie, refusent la dissociation. Chaque patch, chaque boucle, chaque grain synthétique est un acte : celui de raconter le jazz comme un espace possible, infini, sans cloison. De Londres à Los Angeles, de Bamako à Paris, la pluralité des sons n’est plus une simple option, mais une nécessité brûlante, la promesse d’un jazz vivant.

Sources :