Quand le jazz se réinvente : le souffle du sampling dans les années 90

25 octobre 2025

Imaginez New York en 1993. Dans un studio de Brooklyn, au cœur de la nuit, un beatmaker s’affaire : MPC sous les doigts, une boucle de saxo extirpée d’un vieux Blue Note glisse sur une rythmique à la J Dilla. Le jazz, ce grand voyageur, retrouve un nouveau terrain de jeu : le sampling. Les années 1990 sont une ère d’audace, où les frontières explosent, où la mémoire du jazz s’enregistre sur des pads lumineux, découpée, triturée, poussée vers d’autres continents sonores. L’impact du sampling est tel qu’il ne s’agit pas simplement d’un artifice technique, mais d’une véritable métamorphose du langage jazzistique.

Le sampler apparaît dans les années 1980, mais c’est dans les années 90 qu’il s’impose comme un instrument à part entière dans le jazz et ses marges. Les modèles emblématiques, comme l’Akai MPC60 ou l’E-mu SP-1200, deviennent aussi essentiels qu’un piano ou un saxophone dans certains ateliers de création. Le producteur Pete Rock, connu pour sa collection inépuisable de vinyles jazz, déclare dans JazzTimes : « Le sampler, c’est la porte d’entrée vers l’histoire de la musique, et le jazz n’attendait que ça

  • Le sampling permet de décloisonner le répertoire et de rendre hommage, souvent, à des musiciens oubliés.
  • Le sampler donne naissance à des rythmiques inédites, mêlant swing et beatmaking.
  • Il bouscule la notion d’improvisation, devenue collective et fragmentée.

Le sampling devient ainsi le carrefour d’une nouvelle « tradition vivante », où la citation est acte de création autant que de mémoire.

Dans les années 1990, le catalogue Blue Note explose sur les turntables et les samplers. Ronny Jordan et le collectif Jazzmatazz de Guru plongent dans l’histoire du jazz pour la réinjecter dans les veines du hip-hop. Guru, visionnaire, invite Donald Byrd ou Branford Marsalis avec cette idée neuve : mixer samples de jazz et rappeurs en live. L’album Jazzmatazz, Vol. 1 (1993) jette un pont entre les générations, en réunissant mélomanes, DJs et jazzmen sur la même scène.

  • Le titre « Loungin’ » (Jazzmatazz) repose sur un sample envoûtant de piano jazz et devient un hymne de la décennie.
  • Us3, avec « Cantaloupe Island », fait exploser le classique d’Herbie Hancock dans le monde entier : 2,5 millions de ventes, un sommet des charts britanniques (chiffres EMI).
  • Les albums de A Tribe Called Quest puisent dans la discothèque de jazz, de Ron Carter à Freddie Hubbard — l’articulation groove / mélodie y est fascinante.

La magie du sampling, c’est de faire dialoguer Lee Morgan, Horace Silver et un MC des années 90, sans qu’ils se soient jamais croisés.

Le sampling, véhicule d’un parfum jazz dans le hip-hop

On ne saurait parler du sampling dans les années 1990 sans évoquer l’influence du jazz sur la Golden Era du hip-hop. Les productions d'ATCQ, De La Soul ou Gang Starr redonnent une seconde vie aux albums de Grant Green, Ahmad Jamal et Eric Dolphy. D’après une étude publiée en 2019 dans Popular Music, plus de 25 % des titres hip-hop sortis entre 1991 et 2000 comportent au moins un sample issu du jazz (cf. « Popular Music »).

  • En 1995, The Roots sort « Do You Want More?!!!??! », alliant samples de jazz-funk et instrumentistes live.
  • DJ Premier (Gang Starr) est passé maître dans l’art de faire swinguer le sampler avec ses boucles de jazz abrasives.
  • Digable Planets samplent Art Blakey (Rebirth of Slick (Cool Like Dat)), signant un Grammy Award en 1994.

Au fil de ces expérimentations, le jazz n’est plus seulement une source iconographique ou un sample à recycler : il devient pilier du groove urbain.

Le jazz s’approprie le sampling : vers une hybridation organique

Certains jazzmen des années 1990 ne se contentent plus d’être « samplés » : ils samplent à leur tour. On pense à Herbie Hancock qui, sur Dis Is Da Drum (1994), triture ses propres enregistrements au sampler. Ou à Miles Davis, qui, déjà dans ses derniers albums (lire Doo-Bop, 1992), côtoie les machines et les beats dans une fusion inédite, entre flow rap et phrases de trompette.

Le sampling entre dans la palette du jazz moderne : du collage digital de DJ Spooky à la relecture d’anciens disques par Medeski Martin & Wood, chaque geste de sampler se charge d’une poétique nouvelle. Le jazz, ancré dans le « ici maintenant », épouse la répétition, la boucle, la mémoire, et forge ainsi une nouvelle esthétique de la « musique-monde ».

Si la scène fusionnelle s’emballe, certains gardiens du temple jazz, à l’époque, grincent des dents. Wynton Marsalis, figure du Lincoln Center et de la « néo-tradition », dénonce une musique « sans chair » dès qu'il s’agit de beats samplés comme de pistes jouées sur piano rouleau. Pour ces partisans de l’acoustique, le sampling apparaît comme une trahison de l’improvisation et de la spontanéité.

  • Certaines maisons de disque poursuivent en justice les beatmakers (EMI contre Us3, 1994, vite réglé par un accord — source: Billboard).
  • Le débat sur le « plagiat » ou la réinvention artistique traverse la décennie.
  • Dans DownBeat, le saxophoniste Jackie McLean s’agace : « Le vrai jazz, c’est du sang et des larmes. Pas une boucle froide ! »

Pourtant, l’histoire donne raison à ceux qui avancent. Le sampling ne détruit pas, il transmue, ouvrant la voie à une hybridation dont la vitalité inspire jusqu’à aujourd’hui.

Impossible d’aborder l’impact du sampling sans se pencher sur quelques chiffres et albums-clés : la décennie 90, c’est aussi le moment où le jazz, via le sampler, connaît une « renaissance commerciale ».

  • Blue Note triple ses ventes (- de 1 million en 1991, plus de 3 millions en 1996 selon Billboard), dopé par les albums samplés dans le hip-hop.
  • Le single « Cantaloop » d’Us3 s’écoule à près de 2,5 millions d’exemplaires, relançant l’écoute de Hancock chez le jeune public.
  • Plus de 300 albums de jazz des années 50-70 voient leur côte grimper de 40 %, sous l’effet des samples, d’après la revue Wax Poetics.
  • Sur le terrain, le nombre de samples jazz dans le hip-hop atteint près de 700 références majeures selon WhoSampled.

Certains artistes deviennent icônes à rebours : Bob James, samplé à foison (notamment sur « Nautilus »), touche une nouvelle génération. Herbie Hancock, Donald Byrd, Roy Ayers : tous voient une résurgence inattendue grâce aux beatmakers de la décennie.

Le sampling du jazz dans les années 1990 marque un point de non-retour. L’ironie, c’est que cette technique, vue par certains comme un recyclage, a permis la redécouverte et la valorisation d’un patrimoine oublié. Elle a réinventé l’improvisation : chaque boucle devient un solo collectif, chaque beat une nouvelle jam session numérique.

Les frontières s’effacent : jazz, hip-hop, électro, nu-jazz, broken beat se parlent désormais comme des cousins éloignés. L’énergie de cette décennie a laissé des cicatrices, des fusions, des graines : sans le sampling des 90s, un Robert Glasper ou un Kamaal Williams n’existeraient pas de la même manière aujourd’hui – ni le retour en grâce des vinyles, ni la galaxie du jazz hybride partout dans le monde.

C’est cela, l’héritage du sampling sur le jazz dans les années 1990 : non pas une rupture, mais une ouverture, un vertige de possibles. Le jazz s’est reconnu dans le miroir brisé du sampler, et il a souri.