L’aube électrique : quand les années 1970 ont fait vibrer le jazz jusqu’à ses racines

19 octobre 2025

Le jazz, ce fleuve jamais tari, dérivait déjà à la fin des sixties vers d’autres estuaires musicaux. Les clubs de New York sentaient la fumée, la sueur, les échos du rock psychédélique et la fièvre du funk. Plus qu’une mutation, c’était un appel d’air. Les frontières grésillaient, impatientes. Difficile alors d’imaginer combien les années 1970 allaient libérer cette énergie inédite.

En 1969, le disque “In a Silent Way” de Miles Davis annonce la tempête : en studio, les guitares électriques remplacent les chorus de cuivres, les claviers deviennent des laboratoires alchimiques. Le mot “fusion” flotte, promet de pulvériser les conventions.

1969-1975. Période volcanique. Il y a, certes, l’électrification (le Wurlitzer fébrile, la basse Fender grognant tout au fond), mais la mutation est d’abord une révolution mentale. Les lignes entre jazz, rock, funk et musiques du monde s’effacent pour de bon.

  • La guitare jazz se branchait, saturait. John McLaughlin, dès le Mahavishnu Orchestra (1971), n’hésitait pas à faire rugir les amplis, épaulé par le batteur Billy Cobham et le violon incandescent de Jerry Goodman.
  • Weather Report (fondé en 1970 par Joe Zawinul et Wayne Shorter) dévoile un jazz panthéiste, qui respire le groove, l’Afrique, les marées électroniques et les hymnes épiques comme "Birdland".
  • Herbie Hancock, après avoir tutoyé les cimes avec Miles, embrase les platines avec “Head Hunters” (1973), où les synthés ARP et la Clavinet prennent le pouvoir. Le succès : un million de copies vendues, record absolu pour un disque de jazz à l’époque (source : Billboard).
  • Et partout, le jazz-rock britannique n’est pas en reste : Soft Machine, Ian Carr’s Nucleus ou même King Crimson, chacun réinvente la grammaire du genre avec les moyens du bord.

Impossible d’évoquer les années 1970 sans s’arrêter sur le catalyseur suprême : Miles Davis. Travailleur d’ombre et de lumière, il orchestre la bascule du siècle. Entre “Bitches Brew” (1970) – vendu à 500 000 exemplaires en moins de deux ans (DownBeat Magazine) – et les tournées électriques chaotiques, Miles ne cesse de puiser chez Hendrix, Sly Stone et le free jazz.

L’anecdote est connue : Pour le mythique “Bitches Brew”, Miles enferma ses musiciens six jours non-stop au studio Columbia, imposant improvisations fiévreuses, montages cut, overdubs massifs. Résultat : une fresque sonore inédite. La planète Londonienne, new-yorkaise, japonaise, est bouleversée. Les réactions sont vives, polarisées, mais l’onde de choc traverse tous les cercles – jazzmen, rockeurs, critiques et public jeune.

L’un des moteurs essentiels de la fusion tient dans l’explosion du parc instrumental. Le jazz adopte les armes du progrès :

  • Claviers et synthétiseurs : Le Minimoog, le Fender Rhodes, l’ARP Odyssey, révolutionnent la texture. Les claviéristes deviennent les architectes du son (Herbie Hancock, Joe Zawinul, Jan Hammer...).
  • Basse électrique, batterie sur-vitaminée : Jaco Pastorius (Weather Report) révolutionne la basse fretless : sa sonorité et sa virtuosité deviennent les nouveaux standards.
  • Guitare électrique : Place au chorus distordu. Al Di Meola, Larry Coryell ou John Scofield repoussent les limites techniques et expressives.

Un simple coup d’oreille suffit à saisir le vertige du tournant : la palette sonore décuplée libère les musiciens de toutes contraintes. Le jazz se gorge d’effets, explore les pédales wah-wah, dialogue avec l’électronique naissante.

Les années 1970, c’est aussi une époque où les scènes musicales sont traversées par les mouvements sociaux et politiques. Le jazz fusion n’est pas une simple mode musicale, mais une réponse à la soif de liberté, un art qui épouse les fractures et les aspirations du moment :

  • Mixité raciale et culturelle : De nombreux groupes-phare mêlent artistes noirs, blancs, latino-américains, européens. L’exemple type : Return to Forever, du cubain Chick Corea, ouvert aux influences sud-américaines, flamenco, africaines.
  • Intersection des publics : Le jazz fusion attire des fans de rock, de funk, de musiques expérimentales. Des festivals, comme le Montreux Jazz Festival ou le Newport Jazz, programment côte à côte Rolling Stones, Weather Report, Santana, Chick Corea.
  • Esprit d’émancipation : Les musiciennes comme Barbara Thompson au Royaume-Uni, Gayle Moran chez Mahavishnu, ou Patrice Rushen s’imposent dans des formations masculines. Un signal fort envoyé au public.

Le jazz fusion connaît une reconnaissance commerciale inédite pour le jazz :

  • En 1976, “Romantic Warrior” de Return to Forever cartonne dans le Billboard 200, aux côtés d’albums rock.
  • Herbie Hancock remporte un Grammy Award dès 1974 pour l’album “Headhunters”.
  • Les ventes cumulées des grands groupes de jazz fusion (Weather Report, Mahavishnu, Return to Forever, Hancock, Davis) dépassent les trois millions d’exemplaires à la fin des années 1970 (source : RIAA).

Mais tout le monde n’adhère pas : certains jazzmen de l’ère classique parlent de "trahison". Wynton Marsalis n’hésite pas à qualifier la fusion de “pop déguisée”. Pourtant, de jeunes artistes s’engouffrent dans la brèche, y voient un espace d’expression libérateur et multiculturel.

  • Miles Davis – Bitches Brew (1970) : Ovni sonore où se croisent Wayne Shorter, Chick Corea et John McLaughlin.
  • Weather Report – Heavy Weather (1977) : L’album du fameux “Birdland”, Jaco Pastorius à la basse.
  • Return to Forever – Romantic Warrior (1976) : Pilier du genre, entre jazz, rock progressif et flamenco.
  • Herbie Hancock – Head Hunters (1973) : Fusion dansante, groove incendié, tubes comme “Chameleon”.
  • Mahavishnu Orchestra – The Inner Mounting Flame (1971) : Virtuosité, mysticisme, énergie pure.

Des albums à mettre sur la platine, à monter le volume, pour revivre la tornade créative des seventies.

La décennie a laissé des cicatrices lumineuses. Au XXIe siècle, les frontières dessinées alors flottent encore dans l’air : Robert Glasper, Snarky Puppy, BadBadNotGood ou Nubya Garcia sont les héritiers directs de cette révolution. Les festivals jazz d’aujourd’hui abattent sans rougir les murs du genre, que l’on soit à Montreux, Tokyo, Paris ou Marrakech.

Les technologies ont changé, mais l’esprit de la fusion des années 1970 reste vivace : celui du mouvement, du risque, du métissage. Les années 1970 n’ont pas simplement "amené" la fusion : elles l’ont allumée pour longtemps, avec une ardeur qui refuse de s’éteindre.

NPR, JazzTimes, DownBeat Magazine, Billboard, RIAA, ECM Records, Montana Public Radio, interviews d’Herbie Hancock et Joe Zawinul.