Los Angeles, laboratoire sonore : l’influence singulière de Brainfeeder sur le jazz californien

5 juin 2025

L’histoire commence en 2008, année-charnière. Steven Ellison, petit-neveu d’Alice Coltrane, vient de sortir “Los Angeles” sous le nom de Flying Lotus sur Warp Records. La ville est alors marquée par la scène “beat” du club Low End Theory, temple underground où dialoguent MPC, laptop et saxophone. Mais Ellison veut plus grand : un foyer pour les artistes hors-format, ceux qui ne rentrent dans aucune case. Brainfeeder voit le jour.

  • 2008 : Création de Brainfeeder à Los Angeles
  • Premiers artistes : Gaslamp Killer, Teebs, Samiyam, Ras G
  • Philosophie : brouiller les frontières, croiser les ADN musicaux

Si Brainfeeder débute comme bastion de la future beat scene, très vite des musiciens d’obédience jazz y trouvent un terrain d’expression inouï. Le label devient en quelque sorte un pont entre générations : héritiers de la Black Music et enfants de la culture digitale.

“Cosmogramma” : le Big Bang moderne

En 2010, Flying Lotus publie “Cosmogramma”, un album-monde où cordes, synthés, glitchs et nappes de contrebasse fusionnent dans un ballet aussi imprévisible qu’organique. Le jazz n’a pas disparu – il s’est métamorphosé. On y croise le sax de Ravi Coltrane, la basse ondoyante de Thundercat, la harpe astrale de Rebekah Raff.

  • Pitchfork lui attribue 8,5/10 et parle de « nouveau standard pour la fusion électronique-jazz »
  • The Guardian salue « la capacité du disque à naviguer entre spiritualité jazz et énergie hip-hop »

La trilogie Thundercat : habiter la basse, électriser le jazz

Stephen Bruner, alias Thundercat, débarque chez Brainfeeder avec “The Golden Age of Apocalypse” (2011). Sa basse fretless fait l’effet d’une comète : jazz-funk, disco, R’n’B psychédélique, l’ensemble baigne dans une atmosphère à la fois retro et futuriste.

  • “Drunk” (2017) – carton critique et public (Top 5 Billboard Jazz Albums)
  • Plusieurs collaborations Grammy-ées — Kendrick Lamar sur “To Pimp a Butterfly”, Kamasi Washington, Childish Gambino

Brainfeeder donne à Thundercat la liberté absolue : jouer du jazz sans cravate, rire, crier, pleurer – tout ça en un seul chorus.

Kamaal Williams, Taylor McFerrin, et la galère électronique

Brainfeeder accueille aussi Taylor McFerrin (“Early Riser”, 2014), fils du vocaliste Bobby McFerrin : un jazz sous sédatif numérique, traversé de beats hip-hop, de voix filtrées, d’improvisations sous-jacentes. Quant à la scène UK, elle dialogue avec LA grâce à Kamaal Williams (“The Return”, 2018, distribué par Brainfeeder), qui injecte dans l’équation dub, broken beat, jazz-funk à l’anglaise.

La “Brainfeeder Family” : le collectif avant tout

À Los Angeles, le mot “crew” prend tout son sens. Plus qu’un label, Brainfeeder assemble des personnalités dans une effervescence collective. Énergie commune, mais identité propre.

  • Louis Cole (Knower) : funk mutant, jazz sarcastique, groove inoxydable
  • Georgia Anne Muldrow : soul intergalactique, arrangements free jazz insensés
  • Kamasi Washington : saxophoniste colossal de LA, souvent invité, même s’il publiera ses albums sur Brainfeeder Relief de Young Turks
  • Mono/Poly, Lapalux : électroniciens qui dialoguent avec le jazz, chacun à leur manière

Ce mode de fonctionnement – jams nocturnes, featurings spontanés, croisements imprévus – irrigue toute la scène locale, du club Blue Whale aux afters de Leimert Park. Le jazz de LA devient une histoire de famille élargie, où chaque musicien apparaît sur le disque d’un autre, repoussant sans cesse les frontières.

Transmissions croisées

L’école Brainfeeder se révèle par sa capacité à digérer toutes les mémoires musicales de LA. Les beats hip-hop (influence du label Stones Throw), la soul de Charles Stepney, le prog rock façon Zappa, la spiritualité d’Alice Coltrane… Le jazz s’hybride naturellement, sans forcer.

Certaines soirées Brainfeeder au Hollywood Bowl ou au club Teragram Ballroom sont devenues légendaires : instrumentistes et beatmakers s’y affrontent et s’y félicitent dans un même souffle créatif, symbolisant l’esprit de la nouvelle LA.

Démocratisation du jazz moderne

Avec Brainfeeder, le jazz ne s’adresse plus uniquement aux diggers et aux initiés. Publics rap, électro, pop et rock s’y retrouvent. Quand Thundercat sort “Them Changes”, la basse jazzy conquiert TikTok. Quand Flying Lotus collaborent avec Anderson .Paak, le funk millésimé devient viral.

  • Chiffre clé : Sur Spotify, Thundercat cumule plus de 3 millions d’auditeurs mensuels en 2024 (source : Spotify for Artists)
  • Brainfeeder compte plus de 60 artistes produits depuis 2008 (source : Discogs, site officiel)

Le jazz d’LA infusé par Brainfeeder s’invite dans les festivals pop, les bandes originales de films (Flying Lotus compose pour sur Netflix, 2021), jusqu’aux séries HBO (, ).

Soutien aux initiatives locales et mentorat

Brainfeeder s’implique aussi dans la vie culturelle angelenaise : ateliers, masterclass (notamment avec LA Philharmonic), soutien aux initiatives dans les quartiers Sud via des stages pour jeunes musiciens (sources : LA Weekly, Resident Advisor).

  • Collaborations régulières avec le label Stones Throw (Mndsgn, Kaytranada), créant ainsi des ponts entre les scènes jazz, hip-hop, et électronique de Los Angeles
  • Participation à “Jazz Is Dead” de Adrian Younge et Ali Shaheed Muhammad, projet mêlant légendes US et jeunes pousses du jazz angeléno

L’influence de Brainfeeder rejaillit désormais sur Londres (aux côtés de labels comme Brownswood ou International Anthem), Tokyo ou Paris. En 2019, le “Brainfeeder X” Festival fêtait les 10 ans du label à LA avant de parcourir l’Europe en format mini-tournée (source : Resident Advisor).

  • Moses Boyd, Nubya Garcia, Yussef Dayes (Londres) revendiquent l’héritage Brainfeeder
  • Makaya McCraven (Chicago) cite Flying Lotus comme source d’inspiration pour ses hybridations

Ce laboratoire de LA propage son état d’esprit : la liberté de recomposer le jazz à l’infini, sans complexe, dans l’urgence des clubs et la patience du home-studio.

Avec Brainfeeder, Los Angeles a trouvé son manifeste du XXIème siècle. Plus qu’un label, c’est un état d’esprit : celui du jazz libéré des dogmes, réinventé par les machines, traversé par les aspirations d’une jeunesse cosmopolite. Des vinyles du label au streaming compulsif, des nuits du Low End Theory aux cycles de masterclass, Brainfeeder a transformé LA en carrefour des expérimentations.

En 2024, le foisonnement continue. La transmission reste vivace, la surprise intacte. Et si l’on demande comment le jazz se réinvente à Los Angeles, un nom revient toujours sur les lèvres : Brainfeeder, ou la preuve qu’aucune étiquette ne résiste au souffle du collectif.

Sources : LA Weekly, Pitchfork, Resident Advisor, NPR, Discogs, Spotify for Artists, The Guardian, site officiel Brainfeeder.