Ill Considered : l’incarnation d’un jazz férocement libre et vital

14 mai 2025

L’histoire d’Ill Considered débute avec une idée simple mais radicale : capturer le moment, dans toute sa spontanéité. À la base du projet, on trouve le saxophoniste Idris Rahman et le batteur Emre Ramazanoglu, deux musiciens bien ancrés dans la scène londonienne mais avides de briser les barrières formelles du jazz traditionnel.

Lors de leurs premières sessions, ils adoptent une approche résolument différente : enregistrer leurs albums en live, sans structure prédéfinie, avec peu ou pas de répétitions préalables. Le processus repose entièrement sur l’improvisation, une méthodologie qui résonne avec l’essence même du jazz. Ce qui en ressort, c’est une musique viscérale et immersive, un jazz sans filet où chaque note transpire la vérité du moment présent.

Depuis 2017, Ill Considered a autoproduit pas moins de 13 albums et EPs, une productivité qui reflète l’urgence fertile du groupe. En parlant de cette démarche, Idris Rahman a d’ailleurs déclaré : "Nous ne polissons pas nos morceaux ; nous cherchons à garder l’authenticité de l’instant, y compris ses imperfections." Cette volonté d'abandonner toute prétention les place à contre-courant des jazzmen plus méticuleux, pour qui chaque détail mérite d'être sculpté et retravaillé.

Impossible de comprendre Ill Considered sans s'intéresser à leur terre d'origine : la scène jazz londonienne, qui ces dernières années, vibre avec une énergie nouvelle. Portée par des artistes comme Nubya Garcia, Shabaka Hutchings ou Theon Cross, cette scène mêle cultures, genres et traditions avec une aisance déconcertante, favorisant des dialogues entre afrobeat, grime, dub et jazz.

Avec ses clubs légendaires comme le Ronnie Scott’s ou le Church of Sound, Londres a offert un environnement propice à des initiatives aussi audacieuses qu’Ill Considered. Mais ce collectif, loin de chercher à plaire à une audience élitiste, frappe directement là où les émotions s’expriment. Inspirés par leurs expériences urbaines, par la diversité des quartiers londoniens et les tensions de leur époque, ils offrent une musique qui parle autant au corps qu’à l’âme. Ill Considered est, en quelque sorte, le miroir d’une ville en ébullition constante.

Une esthétique du brut et de la fusion

Ce qui distingue Ill Considered de nombreux autres projets contemporains, c’est leur capacité à naviguer entre force primalité et sophistication discrète. Bien que leur formule soit essentiellement improvisée, on y retrouve des échos d’influences multiples :

  • Un groove terreux et répétitif qui rappelle le krautrock de Can ou les rythmes hypnotiques des musiques gnawa d'Afrique du Nord.
  • Une liberté mélodique qui évoque les envolées du free jazz, à la Ornette Coleman ou Albert Ayler.
  • Des textures sonores influencées par le dub jamaïcain, mêlant réverbérations et atmosphères immersives.

Parfois proche de la transe, leur musique peut aussi se faire méditative, voire introspective. Cette dualité, entre explosion et recueillement, est l’une des marques de fabrique du groupe. Leur album “Ill Considered 3”, par exemple, alterne entre des rythmes explosifs de batterie et des lignes de saxophone langoureuses qui touchent à l’âme. Et sur “Liminal Space”, leur dernier opus sorti en 2022, on sent une maturité nouvelle : les compositions semblent mieux canaliser l’imprévisible, sans sacrifier à leur ADN originel.

À bien des égards, Ill Considered incarne un jazz profondément actuel. Leurs créations répondent non seulement au besoin d’explorer l’inconnu, mais elles donnent aussi un écho aux questionnements contemporains : l’urgence climatique, les disparités sociales ou les défis identitaires. Dans un monde saturé par les données et la surproduction musicale, ils osent revenir à l’essentiel, avec des morceaux parfois enregistrés en une seule prise.

L’urgence ressentie dans leur musique reflète ce sentiment de tension que beaucoup vivent de nos jours. Mais plutôt que d’en rajouter dans le chaos, Ill Considered propose des échappées cathartiques, des bulles d’énergie brute où se mêlent angoisse et espoir. Il s’agit là d’un jazz profondément humain, qui refuse les artifices pour privilégier l’émotion brute.

Le format live au service d’une expérience unique

Sur scène, Ill Considered est une expérience à part. Les concerts deviennent des terrains de jeu où l’improvisation est reine et où les frontières entre musiciens et public s’effacent. Les spectateurs, souvent encerclés par le son, se retrouvent embarqués dans une transe collective. Avec Ill Considered, chaque performance est différente, car tout dépend de l’humeur, du lieu, de l’énergie communicative du moment.

Des festivals comme We Out Here ou le Montreux Jazz Festival ont accueilli le collectif, leur permettant de se connecter à une audience internationale. Mais même sur ces grandes scènes, Ill Considered conserve l’essence d’une musique qui reste artisanale, honnête, et terriblement vivante.

Si Ill Considered fascine autant, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans une tradition tout en la dynamitant. Ils sont héritiers d’un jazz né dans l’improvisation et l’instinct, mais leur langage est bien ancré dans le présent. Dans une époque où beaucoup cherchent à s’enfermer dans des catégories bien établies, leur musique démontre qu’il existe encore des territoires à explorer, des sons à imaginer et des murs à dynamiter.

Ill Considered, c’est avant tout une invitation à écouter autrement. Une musique sans artifices, qui respire, vieillit et transgresse. Peut-être que, justement, dans cette liberté farouche, ils nous rappellent pourquoi le jazz reste une forme d’expression vitale, capable de réinventer le monde à chaque mesure improvisée. Si la flamme du jazz brûle encore aujourd’hui, c’est grâce à des projets comme celui-ci, hybrides, libres et profondément urgents.