Dans les coulisses de l'alchimie : l’art de l’enregistrement collaboratif chez les collectifs artistiques

25 juillet 2025

Le jazz a toujours été un terrain de jeu collectif – chacun le sait. Mais la dynamique des collectifs artistiques, en plein essor depuis la fin des années 2000, va bien au-delà du simple “band”. À Paris, le collectif Coax rassemble une trentaine de musiciens, oscillant entre jazz, noise, électro et musiques contemporaines. À Londres, Steam Down fait émerger des albums cocréés, lors de sessions live parfois plus proches d’un laboratoire social que du studio traditionnel.

À l’origine de ces projets collaboratifs, il y a souvent :

  • L’envie d’unir des talents pour repousser les frontières musicales.
  • Le besoin de mutualiser moyens et réseaux — précieux dans un paysage où l’économie musicale fragilise l’indépendance.
  • Le goût des croisements humains et de l’improvisation, hors des sentiers balisés des majors.
Des sources comme le magazine Jazz News ou le documentaire “Blue Note: A Story of Modern Jazz” (Arte) rappellent combien l’enjeu, à l’ère des plateformes, est de faire exister une autre voix par la tribu.

On pourrait croire que rassembler des musiciens suffit à faire exister l’œuvre commune. Dans les faits, la coordination ressemble plutôt à une course de relais savamment orchestrée :

  • Sélectionner les membres : Certains collectifs fonctionnent en cercle ouvert (on pense au Sun Ra Arkestra), d’autres s’organisent autour d’un noyau dur, puis invitent des guests selon la couleur recherchée.
  • Choisir un modèle d’enregistrement : Session live ou travail en vase clos, en studio ou “à distance” ? Par exemple, le projet “We Out Here” piloté par le producteur Gilles Peterson, a regroupé des membres clé de la scène UK jazz dans le Red Bull Studio London pendant une semaine intense, capturant sur le vif l’énergie collective (Source : Brownswood Recordings).
  • Planification extrême : Calendriers, créneaux partagés sur Google Calendar, “sprints” de composition… Chaque collectif adopte ses outils. Les labels indépendants comme Jazz re:freshed à Londres font appel à des coordinateurs, qui deviennent les chefs d’orchestre de l’ombre.
  • Gestion des droits et du financement : Les questions d’ayants droit et de partage des revenus sont réglées en amont, souvent avec l’aide d’un avocat spécialisé ou d’une société civile (la SACEM en France, la PRS en Angleterre).

D’après une étude de la Sacem (2022), près de 35 % des œuvres collectives déposées chaque année en jazz proviennent dorénavant de projets coordonnés par des collectifs (Source : Sacem, rapport activité 2022).

Le cœur battant du projet collaboratif, c’est souvent la composition à plusieurs mains. Mais le mot “écriture” prend ici mille visages :

  • La “jam dirigée” : On lance un thème, chacun improvise, puis l’on retient le meilleur lors d’une session d’écoute. La méthode, chère au collectif Snarky Puppy (USA), se solde souvent par des pièces à la structure mouvante, aux influences multiples.
  • La composition “modulaire” : Un, deux, trois membres proposent des briques (motifs rythmiques, samples, mélodies). Les autres bâtissent par-dessus. Ce fut la méthode du collectif français ONJ lors de l'album "Dancing in Your Head(s)" (Source : France Musique).
  • L’écriture en “balancier” : Chacun amène un morceau, qui sera “déformé” par le regard des autres. Cette stratégie est chère au trio Fire! Orchestra (Suède), qui place la déconstruction au cœur de l’acte créatif, favorisant l’émergence de sons inattendus.

Derrière l’apparente fluidité, une discipline invisible : séances d’écoute collective, enregistrements tests, et l’usage croissant de plateformes d’échange comme SoundCloud privé, Google Drive, ou même des apps dédiées comme BandLab.

Le passage en studio représente un défi unique. Voici quelques secrets de fabrication propres aux collectifs :

  • Sessions éclatées : L’ensemble se réunit en plusieurs temps, parfois dans différents lieux : une section rythmique à Paris, les cuivres à Londres, avant un mixage à distance. L’International Anthem Recording Co. (label et collectif de Chicago) a, par exemple, conçu ainsi l’album "Where Future Unfolds" de Damon Locks Black Monument Ensemble (Source : Pitchfork).
  • Ingénierie collaborative : Les musiciens participent souvent au placement des micros, au choix des prises. Certains collectifs comme l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp privilégient l’enregistrement en “prise direct live”, afin de capter la dynamique du groupe, quitte à sacrifier la perfection technique sur l’autel de l’émotion brute.
  • La “captation augmentée” : Utilisation de dispositifs multiples : vidéos pour documenter, enregistrements de l’ambiance, et même intégration de sons extérieurs. Le projet "Le Susu" du collectif Bordelais La Souterraine mêle ainsi bruits de la ville et improvisations, brouillant les pistes entre studio et réalité sonore.

L’émergence des outils collaboratifs numériques (Zoom, Splice, Miro) a aussi complètement remodelé la façon de travailler : selon le MusicTech Magazine (mars 2023), plus de 58% des collectifs interrogés affirment avoir réalisé au moins une partie de leur album sans jamais réunir tout le monde physiquement.

Mixer à plusieurs… le rêve ou la galère ? La post-production reste souvent le révélateur des tensions (artistiques, éthiques, personnelles), mais aussi le creuset des plus belles trouvailles :

  • Sessions d’écoute partagées : Les collectifs organisent des séances marathon pour trancher dans le vif, choisir une prise, décider d’un effet. Parfois, les votes sont anonymes pour préserver la neutralité (modèle inspiré du collectif Le Balcon).
  • Mixage à main(s) levée(s) : Certains projets laissent volontairement la main à deux ou trois membres “référents” qui signent la direction finale, tandis que d’autres optent pour une version multiple et publient plusieurs mix (comme le collectif Akuphone, France).
  • Gestion des égos et médiation : Ce sont parfois les coordinateurs, voire des médiateurs extérieurs, qui apaisent les conflits, rappellent la vision initiale, et invitent à “lâcher prise” quand l’électricité s’en mêle.

Le documentaire “Miles Davis: Birth of the Cool” (Netflix) montre combien l’équilibre entre combats personnels et complicité a compté dans la naissance de certains chefs-d’œuvre collaboratifs.

Une fois l’album finalisé, reste la question-clé : comment faire exister l’œuvre ? Les collectifs, souvent moins dotés en fonds qu’un label traditionnel, usent de stratégies collectives inventives :

  • Sorties “cumulées” : Chaque membre active son réseau (médias locaux, réseaux sociaux, concerts privés). Résultat ? Selon une enquête de Le Monde, un album porté par un collectif génère en moyenne 2,7 fois plus de retombées “réseaux” que la sortie indépendante d’un musicien solo.
  • Édition limitée, objets rares : Le disque devient affiche, magazine, vinyle sérigraphié… Autant de déclinaisons qui créent du lien, à l’image du projet “SuperJazzClub Ghana”, qui mêle jazz, soul et esthétique DIY en édition ultra limitée (Source : Bandcamp Daily).
  • Performance “augmentée” : Nombre de collectifs lancent l’album lors d’évènements hybrides, rassemblant live, expositions, Workshop. Selon France Musique, 60 % des collectifs interrogés en 2023 intègrent désormais performances multidisciplinaires à leur stratégie de lancement.

Derrière la réussite ou l’échec d’un projet collaboratif, tout n’est pas question de technologie ou d’organisation. L’intuition collective, ce fil invisible qui lie les énergies, reste la clé. Miles Davis le résumait ainsi : “Ce n’est pas ce que tu joues, c’est ce que tu ressens.”

En brassant les codes, en faisant émerger de nouvelles écritures et de nouveaux formats de production, les collectifs d’aujourd’hui posent sans cesse des jalons pour les musiques de demain. La technologie évolue, les outils changent – mais la force du catalyseur humain, elle, demeure. Voici sans doute la plus belle leçon que nous soufflent ces travailleurs de l’ombre : à l’heure de la mondialisation numérique, la création la plus vibrante naît, encore et toujours, du “faire ensemble”.